Cet article propose de croiser deux expériences, celle de la performance Recommencer ce monde au Théâtre du Fil de l’eau et celle de l’exposition Grande Ville aux Magasins Généraux : deux propositions culturelles qui insèrent au cœur du tissu urbain parisien les questions écologiques et sociales.

 
© Denis Darzacq

Deux manifestations, une implantation géographique

Bruit sourd de circulation fuitant à travers le mur de briques et l’épais rideau noir théâtral.
Sol pavé qui s’étend de la rue au hall d’entrée sans distinction et canal qui court de l’autre côté de la vitre, où les promeneureuses répondent aux visiteureuses dans un jeu de miroir.
Le Théâtre du Fil de l’eau et les Magasins Généraux, situés sur les rives du canal de l’Ourcq à Pantin, se positionnent comme des lieux transitoires. L’espace urbain-public communique avec les espaces d’expositions-spectacles. Ils accueillent de nombreuses manifestations et résidences artistiques et insufflent une dynamique nouvelle au sein du quartier.
Ces anciens entrepôts de stockage, reconvertis en lieux culturels (en 2017 pour les Magasins Généraux) au gré de mutations économiques et sociales, illustrent le tournant que la ville de Pantin prend depuis plusieurs années, entre développement durable et diffusion culturelle.

 

Des dispositifs artistiques multiples questionnant les représentations de nos environnements vécus, urbains et naturels, et nos rapports à eux.

Recommencer ce monde (Les créatures fabuleuses)

Jérôme Bel est chorégraphe, Estelle Zhong Mengual historienne de l’art. Ensemble, iels imaginent ce projet de mise en scène de textes de Baptiste Morizot, écrivain et philosophe dont la réflexion s’inscrit dans le courant des penseurs du vivant. Le spectacle fait partie de la programmation pluridisciplinaire du festival d’automne qui se tient à Paris du 7 septembre 2024 au 30 janvier 2025 et qui met à l’honneur, autant qu’il confronte, les formes contemporaines de la création.
Seule en scène, Jolente De Keersmaeker annonce qu’aucun livret explicatif n’accompagne la représentation. Ils n’ont pas été imprimés par souci écologique et, par conséquent, elle interprète le document pour les spectateurices. Il n’y a pas non plus de décor (exception faite de quelques bâtons récupérés).
En matière d’éclairage, une économie de moyens est également de mise. Les interventions minimales jouent avec la blancheur du sol, réfléchissant davantage la lumière pour limiter la consommation énergétique des projecteurs.
On assiste donc autant à une expérimentation théâtrale qu’à une performance écolo, décroissante et méditative.
Si la représentation peut être abordée à travers différents prismes, elle comporte également un titre double :  Recommencer ce monde - Les créatures fabuleuses. Le premier nomme la pièce dans sa globalité, le second nomme l’histoire contenue en elle, toute entière adressée à un enfant (également présent sur scène et différent à chaque représentation). Sur le registre du conte, le spectacle aborde la crise du sensible et de l’attention aux formes de vies ainsi que les concepts (parfois avec humour) d’Ancestralités ou encore de Manières d’être vivant.
La dissonance entre la mise en scène et le récit reste assez curieuse, l’une très peu perceptive et sensible, l’autre tout entier axé autour du plaisir sensoriel et métaphysique que peut provoquer le pistage animal ou l'immersion dans un environnement naturel. Ce décalage aurait pu accentuer l’ineptie de la coupure Humain/Vivant, Culture/Nature, et stimuler les spectateurices en les incitant à adopter une attitude nouvelle face au vivant. Nombre d’entre elleux ayant préféré quitter la salle avant la fin de la représentation, il semble que la pièce ne leur ai pas permis de s’emparer de ces problématiques.

 

Des muséographies propices au désir de renouveler le regard porté à ce(ux) qui nous entoure(nt).

Grande ville

Curatée par Anna Labouze et Keimis Henni (fondateurices d’Artagon), Grande ville regroupe, jusqu’au 17 novembre, 23 artistes et un collectif sur le plateau d’exposition des magasins généraux. Sans distinction de parties ou de parcours, le projet est une invitation à explorer des nouveaux horizons et à penser des modes de vie urbains renouvelés.

Alors que le titre, Grande ville, pourrait s’emplir d’images grises et de béton, de violence ou d’impasses, chaque artiste exprime intimement son rapport vécu à l’environnement urbain. La douceur et la vitalité qui émanent de cette exposition sont immédiatement visibles à travers la profusion de couleurs, les installations textiles et les propositions joyeuses d’investissements des espaces citadins : projet de faux déboulonnement de la statue de Gallieni, orchestré par l’artiste Ivan Argote, l’activiste Françoise Vergès et le journaliste Pablo Pillaud-Vivien, ou encore série photographique de Randa Maroufi qui met en scène des groupes de femmes dans des espaces généralement investis par des hommes.

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CHOUROUK HRIECH - LA VOCE DELLE LUNA #1 © Chourouk_Hriech - Courtesy Galerie Anne-Sarah Bénichou

 

Volontairement non cloisonné, l’espace permet à chaque visiteureuse d’associer librement les oeuvres, en explorant ses propres chemins de désirs. Cette notion, utilisée notamment en géographie et en urbanisme, désigne des axes de circulations qui apparaissent spontanément à la suite d’un emprunt régulier par les humains mais aussi les animaux et contournant les passages existants ; les tracés habituels. Ici, cela permet la création d’une visite personnelle et unique, propice à inciter chacune à prendre le temps, à s’approprier l’espace ; le vivre.

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© Marc Domage

 

Grande ville semble foisonnante, vivante et habitée par différents organismes humains et non-humains. La problématisation dont bénéficie chaque production (une question est formulée en introduction du cartel) permet de les singulariser tout en relançant chaque fois sur une nouvelle piste de réflexion les visiteureuses.
L’exposition devient ainsi une suite de rencontres articulant luttes politiques, féministes et écologiques mais aussi apprentissages partagés. Le choix des œuvres interroge de façon assez juste ce qui fait la ville aujourd’hui mais aussi son devenir et ses lacunes, dont le manque de lien au vivant fait partie.
De petites maquettes, résultats d’atelier créatif à destination des enfants, permettent d’étendre jusqu’au bout l’ouverture du projet sur la ville et à destination de ses habitants.

 

Susciter l’espoir, initier le changement.

Au-delà de modalités d’expression et de registres très différents, l’implantation dans un contexte commun (géographique et écologique en particulier) permet de faire dialoguer les deux projets et de mettre en avant les dynamiques et les enjeux qui agitent la scène artistique contemporaine.
Comment vivons-nous la ville, intimement et politiquement, aux Magasins Généraux / Comment pensons-nous ce qui se trouve à ses frontières, poétiquement, au Théâtre du Fil de l’eau?
Ces expériences constituent deux volets d’une même problématique liée à une crise que plus personne ne peut ignorer.
Les tentatives de réponses à cette question prennent une multitude de formes.
Les deux nous invitent à redésirer et reconsidérer une cohabitation harmonieuse et solidaire : entre humains, entre espèces.

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JEAN CLARACQ - Grindrs Hookup - 2017 © Jean Claracq - courtesy Galerie Sultana - Paris

 

 Sasha Pascual

 

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Crédit photos :

  •  Recommencer ce monde : © Denis Darzacq avec l’aimable autorisation du festival d’automne
  • Grande ville : © Chourouk_Hriech - Courtesy Galerie Anne-Sarah Bénichou, © Marc Domage, © Jean Claracq - courtesy Galerie Sultana - Paris, avec l’aimable autorisation des magasins généraux

#artcontemporain #écologie #natureculture

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