L’exposition « Cargo Cults Unlimited » au MEN expose la face cachée de l'économie mondialisée, révélant ses dérives presque religieuses. Fétichisation des marques, foi aveugle en la croissance infinie : Une immersion percutante et dérangeante dans nos croyances économiques.
Salle « Bureau de change » ©Serge Chaumier
Qu’est-ce que le « culte du cargo » ? Popularisée par les anthropologues anglophones au XXème siècle, l’expression décrit un phénomène religieux observé principalement dans les îles du Pacifique, notamment en Mélanésie, à la suite de contacts avec des colonisateurs européens et, plus tard, avec des troupes alliées durant la Seconde Guerre mondiale. Les populations locales, fascinées par l’arrivée massive de « cargo », autrement dit de biens matériels et de marchandises (outils, technologies, aliments, vêtements, etc.) apportés par ces étrangers, en sont venues à développer des croyances et des rituels visant à obtenir à leur tour ces produits auxquels étaient parfois prêtés des origines spirituelles ou magiques.
Les salles-containers vues d'en haut, ©Serge Chaumier
Depuis décembre 2023, le musée d’ethnographie de Neuchâtel invite à redécouvrir, dans un ensemble de quatorze thématiques, les nouvelles significations de ce culte dans son exposition temporaire « Cargo Cults Unlimited ». Dès le rez-de-chaussée, le visiteur est immergé dans un port marchand, le faisant sillonner entre les containers de carton dans lesquels sont abordés les différents domaines de la production et circulation des biens matériels qui amènent à se questionner sur la mystification de cette matérialité. De la transformation de traditions boliviennes en rites marchands, en passant par les zones grises, mais tolérées du marché jusqu’à la production et vente de produits de désir, les containers développent des thématiques variées toutes rattachées aux problématiques de productions, d’offre et de demande. De nombreux objets présentés proviennent de la collection permanente du musée, comme une cinquantaine de tirelires du XXème siècle, ainsi qu’un vaste ensemble de supports audio-visuels.
De la pure matérialité du marché, le visiteur monte ensuite à l’étage des bureaux, des postes de contrôle et salles de réunions en plaques de bois. Direction les créateurs et régisseurs de modèles, des normes et discours qui régissent le flux de marchandises en contrebas. Dans un enchaînement de pièces colorées, les « success stories[1] », les krachs boursiers et la routine des employés de bureau s'entremêlent sur les écrans de la salle de contrôle, un message s'affiche en lettres vertes : « Tout croît ». Une croyance profonde en la croissance perpétuelle, nourrissant le rêve de faire croître son entreprise et de devenir un jour l'un de ces grands entrepreneurs « self-made[2] ».
Salle « Poste de contrôle » ©Serge Chaumier
Sur les écrans s’affiche « Tout croît » et « La Grande Fin »
Dans la salle intitulée « Vestiaire », le visiteur est interpellé par les sonneries de téléphones rouges accrochés entre six illustrations de casiers contenant des uniformes de pompiers et des vitrines dans lesquelles se trouvent des photographies et objets originaux provenant de six crises financières célèbres (unes de journaux, boutons de manchette, etc.). En décrochant le téléphone qui sonne, le visiteur peut entendre l’archive d’époque d’une grande personnalité politique qui a été contactée au moment de la crise devant laquelle il se trouve.
Pouvant ainsi « contacter » les autorités, le dispositif souligne le paradoxe entre les critiques l'interventionnisme en temps de prospérité économique et les périodes de crise où l'État devient soudainement indispensable lorsqu'il s'agit de sauver les grandes entreprises, au détriment des fonds publics et sans remettre en question les structures qui génèrent ces crises à répétition. Ainsi, tout en offrant un panorama factuel des grandes crises économiques, comme le krach d’octobre 1987, surnommé « Lundi noir », et en expliquant des concepts tels que le principe de ruissellement des années 80, l'exposition interroge la foi quasi-religieuse en la croissance économique infinie, omniprésente dans le capitalisme moderne.
Salle "Vestiaire" ©Serge Chaumier
Le contraste frappant entre la glorification des entrepreneurs et la réalité des crises boursières montre que ce modèle, loin d'être infaillible, est soumis à des fluctuations imprévisibles et repose sur une précarité sous-jacente. Par ailleurs, la représentation de la routine des employés de bureau souligne la déshumanisation d'un système dans lequel l'individu se trouve pris dans un engrenage de normes et de discours qui le dépassent.
La dernière salle, intitulée « Le dernier marché », métaphorise ce constat en prenant la forme d'une salle de marchés fusionnée à un marché aux poissons, où chaque espèce représente, avec une touche d’humour, un modèle économique différent – économie du don, institutionnalisme, économie marxiste, entre autres. Des images des espèces vendues sont imprimées au-dessous de leur descriptif économique, rangés entre de curieux mannequins en costume de négociants et à la tête de poisson. Par exemple, le requin est associé à l’économie expérimentale, dont l’apparence est initialement effrayante mais dont seulement cinq espèces sont dangereuses pour l’homme. De la même manière, les théories et modèles de l'économie expérimentale, parfois complexes ou déroutants, sont souvent mal compris du grand public. Ils peuvent susciter méfiance et confusion, bien que ces modèles novateurs puissent transformer profondément les systèmes économiques traditionnels. Ces parallèles entre poissons et systèmes invitent donc le visiteur à réfléchir aux systèmes économiques auxquels il choisit d'adhérer. Le dispositif révèle ainsi les limites et les illusions d'un capitalisme qui promet succès et richesse à tous, qui est pourtant source de désillusions et inégalités. Mais c’est à lui de choisir quel poisson acheter et ne pas se laisser effrayer par une espèce qu’il n’a jamais goûtée.
« Le dernier marché », salle de(s) marchés, aux poissons ©Serge Chaumier
Remettant en question l’usage du concept culte du cargo pour désigner des pratiques jugées naïves, l’exposition le transpose donc à l’époque contemporaine : quelle « magie » est attribuée à l’économie mondiale ? Quels cultes se créent autour des marques ? Faut-il avoir « foi » en une croissance continue et éternelle ? Les pratiques économiques actuelles ne seraient-elles pas plus proches de rituels de culte, que celles des Mélanésiens du XXème siècle ? Jusqu'en décembre 2024, le MEN convie à une prise de conscience percutante : interroger les certitudes sur l'économie mondiale et découvrir les croyances cachées derrière ses mécanismes.
Éléa Vanderstock
[1] (trad.) Récits de succès ↩
[2] (trad.) Autodidacte ↩
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