« Sortir des clous » est un diptyque de deux expositions invitant les visiteurs et visiteuses à reprendre le contrôle de la réalité qui s’offre à eux, et à entrer en action. Premier épisode, le Musée d’histoire de Barcelone (MUHBA) et son exposition « Barcelona Flashback », ou comment transmettre les connaissances nécessaires à l’exercice du droit de la ville ?
Salle « Battements urbains » © JT
Bientôt les vacances, et beaucoup n’ont toujours pas décidé où les passer. Dans le sud, bien évidemment, alors il faut faire vite, réserver l’avion et l’Airbnb. Tout le monde ne fait pas du turismo de borrachera (tourisme de l’ivresse), il faut aussi penser aux familles, retraités et « passionnés de culture » qui se rendront par milliers au Park Güel, s’agglutineront par paquets de vingt dans la Sagrada Familia et s’attarderont aux deux boutiques-souvenirs de la Casà Battlo (au milieu et à la fin du parcours !).
Après cette overdose de fast-culture, certains se diront : « Basta, je préfère aller dans un musée ! ». S’il y en a une belle concentration, l’espace publicitaire est pourtant occupé presque exclusivement par l’exposition Banksy du Moco Museum Barcelona (un street-artiste assez méconnu du territoire dans un musée emblématique de la ville), nous voici retombés dans le circuit des tour operators !
Mais où donc est passée la ville, la vraie, pas le parc d’attraction ? Y a-t-il un endroit où l’on puisse se sentir comme un visiteur, et non comme un consommateur ? Très clairement, comment m’éviter le syndrome du voyageur ?
Le MUHBA, un musée de la longue traîne ?
Justement, le refus de la segmentation des publics est au cœur de la politique des publics du MUHBA, devenu au fil des années la 6
e institution culturelle la plus visitée de Barcelone avec un peu moins d’un million de visites par an
[1]. De fait, le constat est étonnant, comment peut-on être un « musée citoyen » tout en faisant partie du haut du panier touristique ?
Dans la première décennie du XXI
e siècle, la structuration du champ des musées urbains pousse le MUHBA à être multivectoriel et multicentrique
[2]. L’histoire urbaine telle qu’elle est présentée ne se fait plus seulement à l’échelle de la ville dans un seul endroit central, elle se déploie aussi à l’échelle du quartier dans l’un des 19 lieux patrimoniaux gérés par le musée, chacun ayant une thématique territorialisée et se présentant à la fois comme un équipement scientifique et communautaire. C’est dans ces lieux que se tisse le réseau associatif et local permettant au musée de garder son identité de musée de société, alors que les bâtiments centraux de la Plaça del Rei captent une partie du public touristique. Au niveau économique, ce « tissage » de l’espace urbain a aussi des avantages majeurs : en diversifiant son offre culturelle, le musée multiplie les interfaces avec les différentes communautés de la ville, une stratégie qui n’est pas très éloignée de la « longue traîne », théorie marketing consistant à proposer une offre très diversifiée à un ensemble de petites communautés de consommateurs
[3]. Face à des industries culturelles qui monopolisent l’attention touristique, la mise en réseau de lieux d’exposition gérés par une même institution peut être un pari gagnant.
Le « kit minimum de connaissances » sur Barcelone
Un « Musée citoyen » est synonyme d’un lieu où l’habitant acquiert une connaissance suffisante de son environnement pour ensuite y exercer son pouvoir. Il était donc nécessaire d’avoir, au centre du musée, une exposition capable de donner une définition synthétique et dynamique de Barcelone. Le défi est important : comment ne pas tomber dans les pièges traditionnels d’une description trop linéaire et panoramique de la vie de la cité ?
L’exposition Flashback Barcelona est le résultat d’un projet de recherche international sur le « kit minimum de connaissance et de représentations urbaines pour exercer le droit à la ville ».
Avec cette exposition, le MUHBA rejoint les rangs des musées de ville européens qui relèvent le défi d’offrir une synthèse de qualité et de montrer, de manière interrogative, la métropole en 90 minutes maximum. La proposition vise directement un changement radical dans la façon dont la ville est vue et visitée par les habitants et aussi par les visiteurs, en faveur d’un tourisme durable et alternatif
[4].
La première salle « Battements urbains » englobe d’entrée le visiteur dans un ensemble de points de vue sur la ville, à travers deux écrans au milieu desquels se trouve un miroir. Le narrateur nous invite alors à traverser ce miroir comme Alice dans Through the Looking-Glass de Lewis Carroll. Tout le message de l’exposition se résume dans ce dispositif : l’histoire des lieux est proche de nous, mais pour la voir, il nous faut regarder à travers le judas, il nous faut aussi accepter le risque du voyage dans l’inconnu.
Radiographie urbaine, ou la discipline géographique
Se représenter la ville, c’est avant tout se donner une image topographique de l’espace urbain, à la fois un paysage, une carte, des bâtiments et des rues. Dans la séquence « Géographies », le parcours reprend le principe de la carte mentale telle qu’elle a été conceptualisée par Kevin Lynch dans The Image of the City (1960). Selon lui, cinq éléments reviennent systématiquement : les repères (façade de cathédrale, une place, un obélisque, ou une tour qui se démarque des autres), les nœuds (lieux de confluence, de rassemblement), les chemins (itinéraires), les limites (fleuves, montagnes, côtes, etc.) et les quartiers. A cela, nous pouvons également ajouter les vues panoramiques, images aussi puissantes que privées du rapport humain à la ville, selon Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (1980).
Il faut donc explorer la ville, et pas seulement la dominer. C’est ce que propose la suite de l’exposition à travers le visionnage du Sept fois Barcelone, Architectures de vingt siècles où se succèdent les histoires ancienne et contemporaines, toutes reliées par les habitants qui s’y succèdent générations après génération.
Comment comprendre une telle diversité humaine entre les différents quartiers ? Une approche cartographique et statistique de la ville nous permet de comprendre la structuration historique de la ville, entre migration, besoin de distinction, inégalités sociales et rejet ou acceptation de l’autre.
Salle des « paysages » © JT
Objets-témoins
A travers la géographie, le visiteur a désormais une image assez claire de ce que représente Barcelone aujourd’hui, il est alors temps de se demander comment nous en sommes arrivés là. La salle des témoignages ne regroupe pas des interviews, mais plutôt des objets de toute sortes. Et ils nous parlent :
Certains pensent que je serais mieux dans un autre musée, je ne le vois pas de cette oreille ! Regardez la carte des appels !
Téléphone public à pièces. Composants plastiques et électroniques. Fin du XXe siècle.
Des archéologues m’ont trouvé dans le district de Raval. Où étais-je quand certains se faisaient tuer dans la rue au temps des pistoleros ?
Revolver, XIXe siècle.
Un premier point de vue est tissé, où l’objet est témoin, où sa parole et ce qu’il symbolise prime sur sa fonction. A ce moment du parcours de visite, l’objectif est que les visiteurs et visiteuses aient une idée suffisamment précise de l’histoire vécue de Barcelone et de sa géographie pour commencer à aborder son histoire. Une fois que l’avocat a établi les premiers faits et écouté les témoins, il va commencer à écrire l’histoire, faire un récit.
Salle des « témoignages » © JT
L’histoire par le geste
La séquence historique se découpe en deux salles : une partant de la colonisation romaine et s’arrêtant à la suppression des institutions politiques de la ville avec l’instauration au XVIIIe siècle de la monarchie absolue ; la seconde étant le lieu de l’industrialisation, de la rénovation urbaine et du rayonnement économique et culturel de Barcelone. Ce bornage entre ancien et moderne, somme toute assez classique, s’appuie sur les évènements importants de l’histoire barcelonaise.
La muséographie tente de reproduire le geste historien en plaçant la question au même niveau que l’objet sous la forme d’une bulle. Ce choix est très audacieux : nombreux sont les professionnels qui crieraient à la pollution du regard esthétique sur « l’œuvre », cette dernière ayant soi-disant un pouvoir d’évocation qui lui est intrinsèque (autant faut-il d’abord avoir tous les codes nécessaires à son déchiffrement…). Et en effet, le but de cette mise en scène est d’obliger le visiteur à ne pas se satisfaire d’un « regard balnéaire » sur les objets et à entrer, au moins pour quelques-uns d’entre eux, dans l’histoire que chacun se fait de Barcelone.
Chaque expôt est donc un document historique. Ici, un pivot d’amphore à vin fabriqué à Barcino et cette question : « quel était le rôle de Barcino ? ». Réponse : l’économie de Barcino reposait sur sa plaine viticole et son port à l’interface entre les routes commerciales méditerranéennes et atlantiques.
Vue du pivot d’amphore de la première salle historique © JT
Plus loin dans le temps, une affiche sur les Olympiades populaires de 1936 et une autre question toute d’actualité : « quel est le lien entre Hitler, l’Olympiade et la guerre civile de 1936 ? ». Juste à côté, une petite figurine nous demande : « Quelle mission avait ‘el més petit de tots’ (le plus petit d’entre eux) ? ».
Vue de la seconde salle historique © JT
Affiche des Olympiades populaires de 1936 et vue de la figurine El més petit de tots © JT
Connaitre Barcelone pour connaître sa ville
La dernière salle de l’exposition invite le visiteur à connecter l’histoire urbaine de Barcelone à celles des autres capitales européennes. Le dispositif numérique Europa Inter Urbes est un projet mené par le MUHBA en coopération avec les autres musées de ville de son réseau européen pour comparer les villes contemporaines depuis 1850. Cet outil interactif donne la possibilité de comparer dates, données statistiques et photographies pour compléter la « radiographie » de Barcelone.
Dispositif Europa Inter Urbes © JT
Le « kit de connaissance minimal » que nous apporte Barcelona flashback est un appareil critique initiant les visiteurs et visiteuses aux études urbaines et à leur interdisciplinarité. La force de la muséographie du MUHBA est de nous accompagner dans la découverte de la recherche scientifique, ce qui est à la fois une force et une faiblesse, l’exposition n’étant pas calibrée pour le jeune public. De manière générale, on pourrait reprocher à la muséographie de trop se prendre au sérieux et de ne pas ménager aux visiteurs et visiteuses des espaces ludiques permettant d’approcher la connaissance d’une autre manière. Il n’en reste pas moins que Barcelona flashback est une source d’inspiration pour tous les musées de ville.
Julien Tea
Pour en savoir plus :
- ROCA I ALBERT Joan et MARSHALL Tim (eds.), European City Museums, Barcelone, Ajuntament de Barcelona : Museu d’Història de Barcelona, 2023.
#Espagne #MUHBA #Museedeville
[1] Calcul réalisé additionnant les chiffres de fréquentation de 2022 du musée ainsi que de ses espaces patrimoniaux.
[2] Trois moments épistémologiques ont conduit le musée à devenir un laboratoire du musée de ville de demain. Le premier moment date de début 1993, quand a lieu le tout premier colloque international dédié aux musées de ville, à un moment où l’UNESCO cherche à inscrire l’urbain dans son périmètre patrimonial. Le second moment est la formation de l’International Committee for the Collections and Activities of Museums of Cities (CAMOC-ICOM) qui crée à partir de 2008 un réseau global des musées de ville. Un réseau plus régional et informel est créé à l’initiative du MUHBA en 2010, donnant lieux à une déclaration commune en 2013 qui préfigure la philosophie du MUHBA.
[3] Cette théorie, imaginée par Chris Anderson en 2004 dans le magazine Wired, est une adaptation de la théorie mathématique de la longue traîne.
[4] Voir le dossier de presse du 29 mars 2023.