Lorsque le théâtre rencontre l'exposition ? La metteuse en scène Liza Machover désacralise et transforme cet espace en un lieu d'exposition où les spectateurices sont prié.e.s de "s'activer".

© Cyrielle Voguet - Stéphane Toque.

 

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© Claire Dantec.

 

“Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités”. Sur ces graves paroles de l’oncle Ben s’ouvre la pièce L’île aux pères au Théâtre 13/Bibliothèque à Paris. Mis en scène par Liza Machover, le spectacle sous-titré ou pourquoi les pères sont-ils absents ou morts tente de faire cap sur la mystérieuse contrée des paternels, là où résident ceux qu’on ne voit plus ou peu. Dans une quête aussi drôle qu’éprouvante, trois super-héros - Florian Bessin, Julien Moreau et Thibault Villette – veulent découvrir les coordonnées géographiques de ce refuge, et percer les secrets de leur propre masculinité en rejouant les moments de leur enfance marqués par leur père.

 

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© Cyrielle Voguet - Stéphane Toque.

 

Après plus d’une heure de spectacle, la scène est transformée en un espace d’expérimentation et les spectateurices jusqu’alors assis.es sont invité.e.s à explorer l'archipel, muni.e.s d’un casque audio et de leur curiosité. Différentes stations proposent de prolonger la recherche initiée par les comédiens, à condition d’être actif.ve, d'aller brancher sa prise jack aux différents points d’écoute installés, d’écrire une carte postale, ou de confier à “DJ Papa” une musique nous rappelant notre père pour qu’elle soit jouée.

 

Un spectacle impliquant

Mais bien avant, la représentation débute dans la rue Chevaleret, devant le théâtre, par un cap ou pas cap lancé par les protagonistes pour éprouver entre eux leur virilité. Pendant une dizaine de minutes, ce sera à celui qui saute le plus haut, est le plus agile, a le plus de cran - lorsqu’il accepte de lécher la semelle de sa chaussure -, et ce, jusqu’au défi potentiellement mortel.
Poussé dehors sans aucune autre instruction que “La première partie se déroule à l’extérieur, sortez S.V.P” criée par le régisseur, les spectateurices s’agglutinent autour des acteurs sortis de nulle part. Nous rions, grimaçons, nous nous gênons ou nous cachons les yeux.
Le ton est donné dès cette première scène : je vais être dérangée. D’ailleurs, je ne sais pas bien quoi faire de mon corps, ni même si cela a de l’importance puisque ces trois hommes traversent l’assemblée sans se soucier de ce qui les entoure ; mais puisque le théâtre interactif ne m’est pas familier, leur attitude me rassure. Je me détends en comprenant que la suite se passera à l’intérieur.
La salle suit le modèle de la black-box, une formule qui permet une grande flexibilité dans la configuration de l’espace : c’est une pièce peinte en noir, dont le sol est partagé par la scène et la première rangée du public, sans distinction de niveau, et dont la capacité d’accueil est restreinte. Nous nous installons sur les longueurs de la scène rectangulaire, de sorte à se faire face.
J’ai le sentiment d’assister à différents spectacles à la fois, tant la pluralité esthétique est forte : conte, séquence théâtrale, acrobatie et combat, témoignage, fable, et même danse. Les super-héros virils investissent l’espace en s’appuyant sur un décor entre l’atelier-garage et la cabane d’enfant grandeur nature. L’impression d’être happée dans un monde fantasmagorique, entre vécus et représentations culturelles, s’intensifie avec l'exposition qui suit et se double d’une invitation à confronter nos intimités.

 

Une installation interactive

L’installation éclatée en plusieurs îlots met en espace la mémoire. Les spectateurices peuvent interagir avec les acteurs présents : Thibault Villette, alias DJ PAPA s’occupe de la playlist des papas, Florian Bessin transmet un savoir qu’il tient de son paternel, Julien Moreau interprète les danses de pères que le public lui livre. La metteuse en scène propose d’échanger avec le public sous le grand tipi enfantin.
Au plafond est hissée une voile de parapente constellée de lumières de laquelle pendent des câbles avec des noms de pères, points d’écoute pour entendre leur vécu (1 à 8 min). Dans le même esprit, des cabines de plage taille enfant, aux couleurs acidulées, contiennent les témoignages audios des trois interprètes portant sur leur rapport à la paternité, ainsi que des extraits de leurs films de famille (~10 min). Sur des télévisions des années 90 sont également diffusées des scènes de films entre des pères et leur fils ayant trait à la figure du père absent (~5 min).
Dans cet espace scénique aux allures de fête foraine figure une présentation textuelle de Liza Machover explicitant sa démarche et ses motivations, et qui s’apparente à une médiation introductive. Enfin, il nous est proposé d’écrire sur un papier la question que nous voudrions poser à notre père et l’afficher au milieu d’autres, ou encore rédiger la carte postale que nous aurions aimé recevoir de lui.

 

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Titre : « Organisation spatiale de l’installation » – modification de l’organisation spatiale tirée du Dossier de diffusion.

 

L’œil muséographique : analyse de l’installation

Chargée de la scénographie du projet, Carine Ravaud propose de faire interagir le corps des spectateurices avec l’œuvre et l’environnement, pratique que l’on nomme immersive. Cette dernière se concentre sur la corporéité de l’individu (ses capacités sensorielles et émotives) transformée par l’interaction avec le spectacle et surtout avec l’exposition. Ici, la scénographe habituée à l’exercice de l’exposition, du spectacle vivant et de l’installation: [1], fond ces trois formes en un même espace théâtralisé, donnant un contexte au récit.
L’assistance entre en connexion avec les différents témoignages présentés et est même encouragée à afficher sa vulnérabilité en laissant une trace de ses propres interrogations (cf. Plan de l’exposition : les dispositifs écrits). Dans cette perspective, la scénographie choisie pour l’exposition s’apparente à une déambulation, faisant intervenir le public comme activateur de l’œuvre. A la différence près qu’une scénographie déambulatoire - à proprement parler - implique que ce déplacement fasse exister la dramaturgie de la pièce.
Cette approche de la scène désacralisée s’inscrit dans une longue tradition renversant le rapport vertical classique entre spectateurices et acteurices, tel que le fit Augusto Boal en conceptualisant le Théâtre de l’opprimé, une pratique militante dont l’une des expressions, le « forum », permet l’intervention de personnes du public au cours de représentations publiques afin qu’iels proposent des modifications de l’action dramatique.

Chez Machover, au contraire, le récit du spectacle préexiste, mais la proposition de continuer collectivement la recherche, de la mener de façon personnelle et de l’ancrer dans le réel, ne trouve du sens que si les spectateurices la saisissent.
Ce fractionnement de l’espace scénique en stations interactives laisse une liberté totale d’implication et de déplacement, induit des rythmes et des parcours différents, si bien que chacun.e a une expérience personnelle, introspective autant que contemplative. Cette complicité entre l’individu et le groupe tient évidemment au caractère universel du thème de la paternité mais également aux dispositifs encourageant le lien, l’empathie et la curiosité. Livrer sciemment le pas de danse signature de notre père, ou sa préférence musicale n’a aucun intérêt en soi, si ce n’est réanimer les souvenirs et les questionnements ainsi que la création d’un espace intime et éphémère de partage, une relation. C’est en cela que progresse la recherche de L’île aux pères, libérée du rapport vertical et pédagogique de la scène au profit d’un espace trouble et dialectique.

 

Théâtre 13 – Paris
Site Bibliothèque
du 23 septembre au 4 octobre 2024

Théâtre du Point du Jour – Lyon
du 29 janvier au 1er février 2025

 

Romane Ottaviano

 

[1]Avec l’agence Arter, elle réalise la scénographie des deux dernières éditions de l’exposition Photoquai du musée du Quai Branly, ainsi que la production technique de l’exposition Contact d’Olafur Eliasson à la Fondation Louis Vuitton en 2015.

 

Pour aller plus loin :

 


#Théâtreparticipatif #Scénographie #Masculinités

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