Étudiante en muséographie, je m’intéresse aux espaces d’expérimentations politique et sociale que peuvent être les musées et les centres d’art. J’aime imaginer que les institutions culturelles du futur seront des lieux de sensibilisation écologique, des lieux de récits et d’écoute du vivant mais aussi des personnes et des écosystèmes. J’ai rencontré l’artiste Lou Motin à l’occasion de l’ouverture du Salon de Montrouge (février 2025) où l’on pourra découvrir son travail afin d’aborder ensemble ce que pourraient être des formes de création et de production durable mais aussi des espaces d’exposition désirables.
© Lou Motin, Fragments du GIEC, P2.
Sasha Pascual : Tes œuvres sont déjà propices à confronter des mondes et à évoquer des temporalités antinomiques. Elles oscillent entre vestiges archéologiques et fragments venus du futur nous alertant sur les bouleversements écologiques en cours et à venir. Tu détournes par la même occasion les codes et les symboles traditionnels des expositions : une pierre deux coups… J’aimerais débuter cet entretien avec le partage d’une expérience qui serait révélatrice de ton rapport au monde muséal.
Lou Motin : Je voudrais partager deux souvenirs. Au départ je ne me destinais pas du tout à faire de l’art, quand j’étais enfant je voulais faire de la biologie. Je me suis retrouvé.e un peu par hasard en fac d’arts plastiques et à cette période, en 2015, j’ai vu une exposition de David Altemejd, au musée d’Art Moderne. J’avais été marqué.e par sa manière de jouer avec les espaces, simplement à l’aide de géants et de grandes installations en plexiglas emplies de fragments d’objets, de végétaux, de corps hybrides. On avait l’impression d’être projeté.e dans un espace complètement autre, avec tout un univers qui prend vie et qui devient monumental. Ça a a été un vrai déclic et je me suis mis.e à vouloir être artiste.

David Altmejd, The Vibrating Man: The Fractured Prism, 2019
Plexiglas, expanded polystyrene foam, quartz, resin, epoxy gel, epoxy clay, Spandex, acrylic paint, bronze, glass eyes, synthetic hair, graphite and glass gemstones
Figure: 45 x 39 x 54 in. (114.3 x 99.1 x 137.2 cm)
© the artist. Photo © White Cube (Kitmin Lee)
Le deuxième souvenir c’est une exposition plus récente, Les fantômes d’Orsay, au musée éponyme. Sophie Calle y a travaillé avec un archéologue sur des collections de textes et d’objets qu’elle a récupéré quand elle se promenait en 1978 dans l’ancien hôtel d’Orsay, avant sa destruction. L’archéologue a produit deux séries de textes, l’une où il prend sa casquette d’archéologue pour enquêter, analyser ce qu’il se passait dans cet hôtel, l’autre où il décide de se mettre dans la peau d’un archéologue qui viendrait se confronter à ces objets dans un futur plus ou moins proche et qui essaierait de comprendre ce qu’il voit. J’ai toujours bien aimé cette tension, les doubles discours; pouvoir déplacer le sens des objets et voir comment, en fonction de la manière dont tu les présentes, tu peux leur faire dire n’importe quoi. D’autres artistes ont d’ailleurs des démarches similaires.
SP : Cela fait par exemple écho à la série Futur antérieur du photographe Suisse Laurent Flutsch ! Il y crée des décalages, humoristique ou absurde, entre ses clichés présentant des objets du quotidien mais considérablement détériorés, marqués par le temps de manière exagérée, et ses légendes qui détournent les usages de ces objets. Ce travail a donné lieu à plusieurs expositions du même nom, dans les villes de Louvres et Lausanne. De ton côté tu utilises beaucoup la gravure sur des matériaux de récupération ou d’autres médiums techniques et chronophages qui évoquent l’artisanat d’art, domaine dans lequel tu as suivi des enseignements. Cela appelle à repenser le temps de la production mais aussi la façon dont se construisent les artistes actuels. Peux-tu nous parler de ta pratique artistique avec comme point d’entrée l’environnement dans lequel tu travailles? Peux-tu nous le décrire, et nous expliquer en quoi il est signifiant dans les sujets que tu abordes ?
LM : Le cadre est quelque chose d’assez primordial pour moi. Cela fait maintenant quatre ans que je travaille avec la même association, dont deux ans dans le même lieu, le Sprinkler. Notre objectif est d’avoir un équilibre entre artisan.es et artistes afin de mélanger ces deux catégories qui se côtoient, travaillent ensemble mais qui ne se comprennent pas forcément ou n’ont pas nécessairement les mêmes enjeux. L’idée était de réfléchir à comment rendre ces liens plus faciles. Cela impacte beaucoup ma pratique puisqu’au départ, lorsque j’ai intégré cet atelier, j’étais presque exclusivement axé.e sur l’artisanat. J’ai travaillé quatre ans en fonderie, à couler du bronze, avant d’ouvrir la mienne, Brut de Fonte, avec un ami. Il y a deux ans j’ai arrêté pour me consacrer à ma pratique personnelle. Une étape charnière dans mon parcours a été quand j’ai commencé à récupérer des matériaux que l’on jetait à la fonderie et qui n’étaient plus destinés à être regardés ou appréciés. Je trouvais qu’ils avaient encore un intérêt et, en les accumulant, je réfléchissais à la manière dont je pourrais les réemployer. Cela m’a amené vers une pratique de glanage assez locale où l’espace dans lequel j'évolue va vraiment me servir de point d’entrée dans ma pratique. Par exemple, en ce moment, je travaille avec des matériaux de construction, que ce soit des morceaux de murs ou des blocs de béton, car notre atelier est situé dans une zone industrielle qui génère ce type de rebuts. Si j’étais dans un atelier à l’atmosphère moins « urbaine », ma pratique évoluerait dans une autre direction puisque je travaille avec ce que je trouve, c’est ce qui m’intéresse.
SP : C’est vrai qu’aux alentours de Romainville où nous nous trouvons il y a énormément de chantiers en construction, de bâtiments qui sortent de terre et toi à l’inverse tu travailles sur ce qui devrait être jeté, abandonné ou va se dégrader. Quelle place tient le hasard dans ton processus de glanage ?
LM : Cela m’est arrivé de chercher mais en général je marche, je vois des fragments de matière, parfois je les vois même plusieurs jours ou semaines d’affilée puisque je refais ces trajets à de multiples reprises et puis il y a un moment où je décide de m’arrêter, de les récupérer parce qu’ils m’interpellent vraiment. Pour les plus grosses pièces que je vais présenter au Salon de Montrouge, ce sont des morceaux de béton de 100-150kg devant lesquels je suis passé.e pendant plus d’un an. J’avais très envie de les récupérer mais ni l’espace ni l’énergie donc là je me suis motivé.e, je suis allé.e les chercher.

© Lou Motin, Fragments de la Fresque Phi X174.
SP : T’es-tu mis.e à travailler directement sur ces trouvailles ou les gardes-tu parfois « pour plus tard »?
LM : Généralement je les trouve et 90% du temps ils restent dans un coin pendant un an. J’ai un peu un rapport à l’envie avec les objets, je les vois, ils ont des qualités plastiques qui m’intéressent puis, au bout d’un moment, il y a un projet qui se crée, une idée qui aboutit. Prendre soin d’objets qui sont de l’ordre du déchet, cela les transforme. On en vient un peu à mon deuxième espace de travail qui n’est d’ailleurs pas un espace à proprement parler. Je fais partie de la collectifve transerrances qui est plus axée sur l’écriture. Cela m’apporte, toujours un peu dans une pratique de glanage, des idées, qui sont partagées, que l’on essaie de mettre en commun. Cela m’apporte le côté conceptuel qui me permet, par la suite, de mettre en relation avec les matériaux récupérés.
SP : Pour revenir sur le Salon de Montrouge, comment porte-il d’après toi les questionnements de celleux qui y exposent au fil des ans? Peux-tu également nous dire un mot sur ce qu’il représente pour toi ?
LM : Je dirais que c’est un endroit et un moment de légitimation. En tant qu’artiste qui n’a pas fait les Beaux-Arts, c’est un aspect que j’ai encore du mal à revendiquer. En règle générale il y a quand même une sous-représentation des parcours alternatifs ou autodidactes en art contemporain. C’est assez dur de rentrer dans ce milieu qui peut être assez violent et parfois peu accueillant, alors qu'à Montrouge on reçoit un regard et une considération différente. Je n'ai pas forcément comparé aux éditions précédentes mais j'ai l’impression que cette année il y a un effort qui a été fait à ce propos, plus d’artistes se sont formés de manière digressive ou viennent de régions. Je pense que c’est en partie dû au parcours du nouveau directeur artistique et ancien directeur technique du salon, Andrea Ponsini. Venant du secteur de la technique et de la muséographie, il a un rapport assez militant sur ces questions de décentrement des pôles de formations d’artistes. Il y aussi le thème de l’engagement qui a été retenu cette année avec la volonté de représenter des luttes qui touchent les gens, des questionnements d’actualité.
SP : Toi aussi tu es intervenu.e sur le Salon avec des rôles différents puisque tu y a fait des montages d’expositions ou des conférences. Au fil des éditions, trouves-tu des particularités dans la mise en relation scénographique des œuvres ?
LM : Le salon au départ avait un format assez différent de ce que l’on peut voir aujourd’hui. C’était un système avec des espèces de blocs de 9m2 par artiste. Depuis Work Method qui gérait le salon avant A. Ponsini, cela se rapproche de l’exposition d’art contemporain. Il y a peut-être un peu moins de place pour l’identité des artistes mais cela crée un lien plus clair dans la globalité, avec le rattachement à un thème issu de la volonté des curateurices. Cela pose la question du rôle d'un "Salon" d'art contemporain : l’intérêt doit-il être avant tout de faire une exposition ou plutôt de mettre en valeur des pratiques de manière plus individuelle? Le format des 9m² peut paraitre angoissant mais en même temps il se révèle plus unique pour les artistes ! D’un point de vue politique en tout cas ils ont pris des initiatives fortes : retrait de la limite d’âge pour candidater au Salon et suppression des Prix au profit d’une meilleure rémunération de chaque artiste. Cela change les rapports entre les exposants car il n’y a plus cet enjeu monétaire ou compétitif.
SP : J’aimerais revenir sur ce thème de l’engagement qui est celui de cette 68ème édition. Il y a de plus en plus d’expositions qui traitent des conséquences du Capitalocène, concept emprunté à l'essayiste-activiste Andréas Malm, qui imaginent de nouvelles pratiques relationnelles aux vivants, aux paysages, aux corps. Pourtant les formes de ces expositions restent assez classiques. Comment repenser cela ?
LM : J’ai un rapport aux musées particulier. Ce sont des milieux que je fréquente beaucoup mais plutôt de l’autre côté, celui des petites mains. J’ai travaillé et je travaille dans la surveillance d’expositions, le montage, la signalétique. Ce sont des points de vue qui m’intéressent parce que je me nourris de ce qui m’entoure. Sur le rapport à l’écologie, au capitalisme ou au vivant c’est intéressant que l’on parle de ces sujets au musée mais cela peut avoir des limites. Ce sont des institutions où il y a encore souvent toute une pratique de construction de décors, de mise à distance, d’exposition qui demande du recul. Ne pas ou peu favoriser le rapport sensible à l’œuvre instaure une barrière et aborder ces questions en art peut rester élitiste. Étonnamment je pense que ma réponse serait les musées d’archéologie. Souvent, afin d’intéresser les gens à l’Histoire, ils mettent en place des dispositifs permettant de toucher des matériaux d’époque, qui viennent aussi apporter un aspect ludique et immersif et servent le propos. Je trouve qu’il y a peut-être quelque chose à repenser là-dessus dans les scénographies, amener un côté plus populaire, donner envie, montrer que tu peux aussi te marrer dans un musée puisque c’est un espace de vie. Parfois j’ai peur qu’on l’oublie. Par exemple au Salon de Montrouge Andrea a la volonté de penser le centre de l’exposition comme une place de village qui amène les gens à s’arrêter, à rendre le lieu convivial.
SP : Cela me fait penser au musée de la vie rurale de Steenwerck où la frontière entre la vie associative et la vie muséale est très floue, où l’estaminet à la fin du parcours joue un rôle très important justement dans la convivialité et en fait c’est un musée où les gens se parlent, ce qui est moins évident dans les musées d’art contemporain.
LM : Oui, dans les petits musées ou d’autres moins axés sur l’art contemporain, il y a des trucs tellement bizarres, des ambiances qui sont tellement autres que c’est dommage qu’on ne le retrouve pas dans plus de lieux. C’est aussi le but du musée de montrer les choses, comme le FRAC de Romainville où en semaine on peut voir les gens qui travaillent dans les réserves sur la conservation, les mise en caisse, etc. Rien que voir l’envers du décor nous permet de penser ce qu’est l’exposition. Est-ce que l’on montre les œuvres dans une espèce d’inertie? Est-ce qu’on assume qu’elles vivent aussi? Ça me fait aussi penser à la restauration du Radeau de la méduse au Louvre où l’œuvre reste et où c’est la salle qui sera vitrée et où par conséquent on pourra voir les restaurateurices travailler.
SP : C’est vrai, l’évolution (lente ou rapide) des oeuvres fait partie du processus. Elles se dégradent, on les entretient, on les restaure, on pourrait le partager. Dans une exposition au Muséum de Neuchâtel il y avait un espace avec des plans de travail sur lesquels des conservateurices travaillaient. Parfois les gens n’osaient pas rentrer, ils n’étaient pas sûrs de ce qu’ils voyaient, si c’était vraiment de l’exposition ou pas. À ce propos je me demandais aussi en quoi l’environnement muséal « classique » pourrait-il favoriser la compréhension de tes oeuvres? Je pense encore une fois aux liens qu’il peut y avoir avec les musées d’archéologie par exemple.
LM : J’ai pas mal de pièces dont je pense que la destination finale serait les musées d’archéologie. leur compréhension est liée justement au fait d’être dans des espaces qui ne sont pas dédiés à l’art contemporain. Parce qu’il y a un basculement du réel qui se crée. Un musée où les visiteureuses savent qu’iels vont voir de l’art contemporain crée des attentes, des imaginaires, on ne poseras pas le même regard sur les pièces. Si je dis alors que ce sont des fragments archéologiques on me répondra que non, que c’est de l’art contemporain, alors que s’ils s’insèrent dans un musée archéo c’est différent. Un lieu qui m’inspire beaucoup est le musée archéologique d’Ensérune (Minervois), un musée sur une colline avec des ruines gallo-romaines. Je le trouve très intelligent dans sa façon de raconter. Il montre aussi des fragments d’industrie de l’époque et cela crée un vrai lien avec mes thématiques de recherches.
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© Lou Motin, Question de point de vue, arbres-caméléons / Lou Motin, Fragments du GIEC, int.2.
SP : On a déjà commencé à l’aborder mais comment imagines-tu le musée de demain, idéal, utopique?
LM : Mon musée idéal serait gratuit, accessible à toustes, populaire. Il inviterait les gens à s’approprier l’espace, à trainer dans un musée d’art, rester, parler dans les expositions. Cela permet de diffuser des messages mais c’est un objectif qui ne peut pas être atteint si on s’adresse toujours aux mêmes groupes de personnes. Une autre proposition serait de faire des expositions avec moins d’artistes mais en les rémunérant mieux.
SP : Je voudrais terminer cet interview comme je l’ai débuté en parlant des lieux; de l’atelier au musée, parce que j’ai beaucoup apprécié l’ouvrage de Joëlle Zask Se tenir quelque part sur la terre. Elle se demande « comment parler des lieux qu’on aime » (c’est le sous-titre) en mettant de côté les notions d’appropriation, d’enracinement et d’origine. Elle nous dit aussi : « Je crois que la vertu de l’art est de nous entrainer à voir les choses (ou les processus, les situations, les réalités matérielles) avec lucidité et justesse. » Que penses-tu de cette citation?
LM : Et j’ajouterais : de provoquer une émotion ! J’ai l’impression que l’on a tendance à sur-penser l’art et qu’à cause de cet aspect il perd un peu de son intérêt politique. L’intellectualisation ne devrait pas être, à mon sens, le centre du discours sur l’art contemporain. Par contre, créer un moment de curiosité, d’émotion, qui à terme amène à repenser les espaces et les relations, c’est intéressant. Le fait aussi, j’insiste encore sur ce mot, que cela redevienne populaire, avec un point d’entrée moins professoral.
SP : Pour clore cette discussion, voudrais-tu nous partager une inspiration, une découverte ?
LM : En ce moment je suis dans mon aire science-fiction à fond, j’adore ! J’ai récemment lu l’essai
Utopie radicale - Par-delà l'imaginaire des cabanes et des ruines d'
Alice Carabédian. Elle y parle de l’intérêt que peut avoir l’utopie dans des luttes et de partir d’un imaginaire pour essayer de construire des propositions fondamentalement positives mais qui ne sont pas nécessairement des futurs entrevus. Il s ‘agit juste de donner la possibilité de parler d’autres choses et de changer de point de vue. Également, dans les artistes qui exposeront au Salon de Montrouge j’aimerais dire que j’ai découvert le duo Oran. Iels on fait des études en design d’espace et alternatives urbaines à Vitry-sur-Seine et ont une pratique très participative. Iels travaillent beaucoup avec des gens, font des installations et des performances, ça va être chouette d’exposer à leur côté !
Je remercie Lou Motin de m’avoir accordé le temps de cette interview.
Pour retrouver son travail :
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