La performance drag s’introduit et tente de se faire une place parmi les pratiques artistiques reconnues. Récemment, les drags queens gagnent les galeries et les musées. Elles affirment ainsi leur place non seulement en tant qu’artistes, mais aussi en tant qu’icônes fondamentales de la diversité et de la créativité au XXIe siècle. Toutefois, si leur présence s’accroît, rares sont les institutions qui leur consacrent une exposition entière.
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Le 6 avril dernier, la Piscine de Roubaix organisait un concours de drag queens en partenariat avec l’école Esmod de Roubaix. Dans le cadre d’une exposition rétrospective de Jeremy Deller, le musée des Beaux-Arts de Rennes a accueilli une performance de drag queens. Le Palais des Beaux-Arts de Lille avait également présenté une soirée spéciale “Drag Palace” en juin 2024. Les performances et artistes drag sont surtout citées de manière succincte ou prennent part à la programmation autour d'une exposition dans le cadre de médiation, d’atelier ou de hors les murs, comme si elles ne pouvaient franchir ce plafond de verre de la reconnaissance institutionnelle muséale.
Naissance d’un divertissement artistique
Le drag, tel que nous le connaissons aujourd’hui, s'épanouit dans les années 1960 aux États-Unis, en Angleterre, mais aussi en France, à Paris, en particulier dans le quartier de Pigalle. Il se développe autour de la performance scénique dans les bars et cabarets, lors de compétitions pendant lesquelles plusieurs concurrentes s’affrontent dans des épreuves de roast and shade, de lip sync, de danse ou encore de catégories. Ces compétitions prennent un nouveau tournant avec la création de la scène ballroom. En effet, à la fin des années 60, les compétitions qui ont lieu principalement à Harlem à New York, sont constamment gagnées par des drag queens blanches. Les compétitrices noires et latinas décident alors de quitter cette scène et de créer la leur. En raison de leurs conditions de vie précaires, elles ne peuvent louer que des salles municipales de bal. Par métonymie, ces nouveaux lieux de rencontre et de développement d’une culture propre, prennent le nom de ballroom. Initialement, la ballroom est composée principalement de femmes trans africaines-américaines ou latinas, mais s’élargit rapidement.
Se développe également la communauté drag king. De la même façon qu’une drag queen s’approche d’une esthétique dite « féminine » en performant les stéréotypes du genre féminin, un drag king se tourne vers une esthétique dite « masculine », en performant les stéréotypes du genre masculin. Toutefois, le drag king n’est pas le pendant masculin absolu de la drag queen. Plusieurs chercheureuses situent la naissance des pratiques king au début des années 1990, dans les bars underground de New York, de San Francisco et de Londres. Si les drag kings s’inspirent des mouvements queer nés aux États-Unis à la fin des années 80, ils s’inscrivent également au sein d’une culture de la performance et du travestissement bien plus ancienne, qui remonte aux années 1860.
Vers la reconnaissance d’un art vital
Dans un premier temps, la scène ballroom est un espace-temps non-mixte, sorte de parenthèse safe loin d’un monde discriminant et dangereux comme scène clandestine, car illégale. Il s’agissait de lieux de rencontre, de création, de divertissement, de fête, de libération et de spectacle où étaient célébrés des corps et identités discriminées. Le drag est aussi un exercice de libération identitaire, un affranchissement des codes. Pour beaucoup, le fait de pouvoir s’exprimer et d’être soi sans peur est libérateur. Le fait de s’habiller de tenues extravagantes, colorées et pailletées a un effet performatif de la joie. Il s’agit pour les drag queens et kings de faire une performance pour répandre cette joie et cette fête. Ainsi, ielles sont de véritables performeureuses multidisciplinaires. En plus de se maquiller, confectionner leur tenue et perruque, ielles mettent au point de véritables spectacles, alliant différents arts de la scène. Progressivement ielles sont reconnues comme telles, même si cela reste lent et minime. Cette reconnaissance intervient surtout dans les années 2000, notamment grâce à l’émission américaine RuPaul Drag Race, lancée par la célèbre drag queen RuPaul. Cela participe largement à l'intégration de la culture drag à la culture populaire américaine. Ces dernières années, la communauté ballroom connaît également un regain de visibilité notamment grâce au succès de la série Pose. Ce n’est pas la première fois que le drag et la culture de la scène ballroom connaissent une résurgence dans la culture populaire. Dans les années 90, les films Paris is Burning et Priscilla, folle du désert, avaient provoqué l’intérêt et le dépassement des frontières américaines, notamment en France grâce à Mother Niki Gucci et Mother Lassandra Ninja. En 1990, Madonna « strikes a pose », dans sa chanson Vogue, reprenant les mouvements du voguing, danse née au cœur de la scène ballroom dans les années 70. Toutefois, il faut mettre en avant la longévité inédite de ce récent engouement. RuPaul est une figure de la pop culture depuis plus de 10 ans. Avec la génération YouTube et les réseaux sociaux, de plus en plus de drag queens émergent. Certaines vont même au-delà du drag comme performance, comme la drag queen américaine Violette Chachki, ou la française La Grande Dame défilant comme mannequin pour des marques de luxe comme Prada, Moschino ou encore Jean-Paul Gaultier. Si l’émission et les différentes franchises donnent accès au grand public à l’envers du décor, cela se fait dans le cadre du divertissement. De plus, le caractère léger voire frivole des performances, rend pénible sa reconnaissance comme art à part entière. Esthétique révolutionnaire et nouvelle manière de faire performance, le drag s’inscrit pourtant dans la lignée des arts du spectacle.
© Kamaji Ogino
Le dérangement des codes et identités genrés.
En tant qu'élément important de la culture queer, le drag dérange non seulement parce qu'il introduit de nouvelles valeurs esthétiques, mais aussi et surtout parce qu'il prône les différences et s'attaque aux idées préconçues sur le genre et les identités différentes qui existent dans la société. Le drag dérange les codes et met en avant une pluralité des genres, mais surtout la fluidité d’expression de genre puisqu’il s’agit de créer son personnage. De même pour la scène ballroom de manière générale, qui promeut l’inclusivité en opposition à la société discriminante. Les compétitions célèbrent toutes les identités, alliant mode, esthétisme, performance. Le drag et la scène ballroom cherchent à effacer toutes les distinctions d’origine, de genre et de sexualité.
A la fin des années 80, la pensée queer se théorise et accompagne la diffusion de la culture de la scène ballroom. Cette pensée pose ce principe fondamental : le genre est une construction sociale et non une définition biologique. La binarité homme/femme est remise en question. L’avènement de cette pensée prend place en 1990 lorsque Judith Butler publie l’essai fondamental Trouble dans le genre. Instaurant la théorie queer comme discipline universitaire, cet ouvrage est la rampe de lancement des études du genre. De même, lorsque Monique Wittig publie The Straight Mind (1992), exposant le contrat hétérosexuel comme régime politique au fondement de la société binaire et patriarcale.
Ce sont des questions encore très actuelles et le drag, comme pratique du divertissement, est idéal pour une génération critique du genre. Une réelle corrélation existe entre la théorie des études du genre et la pratique du drag. Non seulement transgression du féminin et du masculin, le drag invente des créatures queer surréalistes avec le mouvement des clubskids qui interprètent non pas un personnage genré, mais une sculpture vivante.
De manière générale, cette nouvelle scène artistique tente de faire comprendre et accepter l’abandon d’une société binaire. De multiples ateliers tels que les ateliers de Louise De Ville, qui a importé le drag king en France à partir des années 2000, sont créés et ouverts à toustes pour apprendre les bases de cette pensée minorisée. Thomas Occhio, drag king français, explique l’aspect politique fulgurant de la scène drag à la lumière de sa déconstruction du patriarcat et de toutes les injonctions féminines sur l’appropriation de l’espace et des corps. Le fait d’être dans une société patriarcale donne une dimension politique au drag king. Là où la drag queen présente une ode à la féminité, le drag king prend exemple sur une masculinité dominante, néfaste.
L’art du drag et la culture de la scène ballroom questionnent des grands concepts comme la féminité, la masculinité, mais également l’hétérosexualité, la blanchéité et les classes sociales. Il met l'accent sur l'intersectionnalité et la multidisciplinarité.
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Le corps : un étendard politique
L’art du drag et plus généralement la culture de la scène ballroom sont par essence politiques. Toutefois, il faut exercer une distinction entre la conscientisation et la politisation. L’art du drag est politique en soi, car il vient questionner de grands concepts, et apparaît même comme symbole de résistance et de résilience. Mais cela est-il fait en conscience d’être politique ?
La scène ballroom apparaît comme cas d’école de l’incarnation de l’intersectionnalité, de la pratique artistique comme pratique politique parce que c’est une culture, un mouvement. Elle est une scène intrinsèquement politique mais pas nécessairement politisée : politique parce qu’elle a été créée pour des raisons politiques dans un système raciste, patriarcal et classiste, mais elle n’est pas constamment dans le pro-activisme, dans un militantisme de terrain.
Souvent, un but politique est projeté sur la scène ballroom, voire militant, ce qui implique une conscientisation. La scène ballroom est une scène queer racisée noire-latina donc elle est politique en soi parce qu’elle est l’avènement de la revendication, la volonté d’existence, de représentation de cette communauté par elle-même et pour elle-même. De plus, elle est le lieu de la mise en mouvement de corps minorisés. La mise en mouvement d’un corps est politique ; mais concernant les corps minorisés, exister dans la rue est un acte politique, même involontaire, car ces corps sont discriminés et à l’encontre des codes imposés par les groupes dominants. Toutefois, cette politisation n’est pas forcément conscientisée, ou revendicative.
Il convient de distinguer les artistes dépolitisé.e.s et celleux apolitiques pour des raisons stratégiques. Une branche tend vers le mainstream, au profit d’une plus grande visibilité quand une autre plus radicale crée des espaces militants pour porter les messages. Prenons l’exemple de la drag queen Symone, gagnante de la saison 13 de RuPaul Drag Race. Après avoir défilé avec un durag, elle affirme : « Durag is a part of black culture and I wanted to celebrate that on the stage ». Pour l’épisode 9, elle défile également les mains en l’air, vêtue d’une longue robe blanche sur laquelle on peut voir à l'arrière deux trous de balles, ainsi qu’une coiffe blanche sur laquelle est écrit « Say their names », tout en énumérant les noms de Breonna Taylor, George Floyd, Brayla Stone, Trayvon Martin, Tony McDade, Nina Pop, Monika Diamond en voix off. D’autres comme Courtney Act ou Nina West de la saison 11 s’affirment également activistes et leurs performances sont militantes.
La mainstreamisation : entre visibilisation, reconnaissance et appropriation
En raison du succès rencontré, l’art du drag et la culture de la scène ballroom sont sortis de leur sphère initiale pour le mainstream et la pop culture, pris dans des logiques de capitalisation et de mainstreamisation. Les codes d’émancipation de la scène ballroom sont davantage célébrés, mais principalement lorsqu’ils sont dépolitisés.
Deux visions apparaissent alors : l’une positive, car cette mainstreamisation apporte de la visibilité sur des groupes minorisés et permet à davantage de personnes de s’identifier et de ne pas se sentir isolées. La mainstreamisation est intéressante en ce sens qu’elle permet d’exister hors de la ballroom. Elle permet la représentation culturelle. Une autre vision, plus négative apparaît lorsqu’un public non concerné intègre la scène ballroom et les performances drag et capitalise. D’autant plus que dans cette capitalisation, les personnes employées pour représenter la scène ballroom ne sont pas nécessairement les principales concernées.
La marchandisation du drag, l'introduction d'une recherche pécuniaire, semble nier son aspect politique. Mais cette critique essentialise les identités. La rémunération et la professionnalisation sont une manière pour les drag queens et drag kings de se faire reconnaître et d’être pris.es au sérieux. Il faut nuancer la condamnation du profit puisqu’il concerne des personnes évoluant dans les marges, voulant parfois en sortir. La fidélité aux marges est une posture théorique, car toute personne a besoin de revenus dans un système capitaliste. Cela reflète l’injonction à la pureté militante contre la monétisation d’une identité ainsi que le refus de la sociologie d’allier expérience et expertise perpétuant le mythe du faux activiste intéressé.
Le problème de cette mainstreamisation est donc l’appropriation non-respectueuse de cette culture par la classe dominante.
Dans sa conférence « Décolonisons le dancefloor » (2017), l’activiste queer et féministe Habibitch dénonce l’appropriation culturelle qui découle de cette mainstreamisation. Iel explique que « toutes pratiques artistiques créées et fédérées par les communautés marginalisées sont au centre du processus d’appropriation culturelle ». Il y a appropriation culturelle quand il y a capitalisation donc profit, qu’il soit matériel ou immatériel, d’éléments de cultures d’un groupe dominé, par le groupe dominant. Habibitch inscrit cela dans un continuum colonial : parce qu’aujourd’hui la colonisation géographique et territoriale est moindre, c’est la culture qui est colonisée. Iel reprend ainsi les mots d’Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (1950) dans lequel il explique l’effet retour du colonialisme par l’appropriation culturelle. Ce continuum colonial passe d’une colonisation matérielle à une colonisation immatérielle, qui s’exprime dans le domaine de la culture et du symbolique.
Régulièrement, les groupes dominants se saisissent de pans culturels de l’Autre, font du profit, ne prennent pas en considération la charge mentale et la charge raciale des personnes ayant créé ces cultures dans un souci de survie. L’écrivain afro-américain Greg Tate résume cette friction en quelques mots : « Everything but the Burden », titre de son livre publié en 2003. En ces termes, il dénonce l’appropriation d’une culture de communautés minorisées pour en tirer profit et sans penser à la raison d’être de l’élément de culture en question, de son origine et de son aspect politique. Par exemple, le succès est davantage tourné vers le voguing – pratique de danse et performance - et moins vers la ballroom comme réunion d’individus. Il y a de la part de la classe dominante, une instrumentalisation des communautés minorisées par l’adoption de leurs codes.
La mainstreamisation est donc indissociable des notions de domination et d’asymétrie. Le risque ne réside pas dans l’impératif économique des communautés concernées faisant perdre la visée politique ; mais dans l’appropriation des dominants, invisibilisant les histoires passées comme présentes. De plus, la mainstreamisation entraîne l’arrivée d’un nouveau public au sein des clubs. Ces personnes, qui ne sont pas forcément de la communauté, peuvent par leur curiosité, fétichiser et exotiser les participant.e.s de la culture en question. Les menaces de rendre la scène moins safe et d’outer des personnes augmentent puisque de plus en plus de personnes filment et postent sur les réseaux sociaux. Il y a donc une responsabilité individuelle à respecter l’histoire de cette scène artistique quelle que soit notre identification.
L’art du drag rejoint la scène ballroom dans des impératifs intrinsèquement politiques. Les deux ont offert une incarnation possible de toutes ces personnes marginalisées et minorisées, dans un espace flamboyant et au croisement de toutes les identités. Cette nouvelle manière de s’exprimer par la performance, la danse, le maquillage et l’esthétique s’éprend du dancefloor qui devient le lieu parfait d’expression et de résilience en troublant les codes et identités genrées. Entre défauts de reconnaissance et appropriation culturelle poussée par la capitalisation et la mainstreamisation, l’art du drag et la ballroom ont des défis à surmonter.
Adèle-Rose Daniel
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