"Le dernier livre de Francis Haskell est un plaidoyer pour les expositions. (...). Dans la préface il écrit : «
Au moment où̀ je finis d’écrire ce livre, au-dessus de ma tête passent des Boeing pleins de caisses de Velasquez, de Titien... Pendant ce temps, les conservateurs mettent les collections à la cave et les administrateurs regrettent déjà̀ qu’on n’ait pas choisi Van Gogh »[1]. Effectivement, la question que vous posez c’est celle du modèle du musée : est-ce-que ce modèle est encore pertinent ?"
[2]
Montage Tano Lops
D’après le collectif
« Les Augures », qui s’est donné pour mission depuis 2020 d’accompagner et de conseiller les acteurs du secteur culturel qui souhaitent opérer une transition écologique, « un grand musée français émet, en moyenne, environ 9.000 tonnes de CO
2 par an, soit l'empreinte annuelle de 800 Français ».
En vue des enjeux écologiques actuels, le monde muséal doit se remettre en question et les lieux culturels doivent essayer de s’inscrire dans une démarche d’économie circulaire pour palier partiellement leur consommation énorme d’énergie et de matériaux. Pour ce faire, l’éco-conception
[3] parait être un premier pas indispensable vers un lieu culturel plus soutenable. Elle implique de penser la fin de vie du projet dès sa conception. Dans le cadre de la scénographie d’exposition, cela signifie non seulement concevoir du mobilier d’expositions qui soit réemployable mais aussi favoriser le réemploi de mobilier déjà existant. Sa mise en pratique nécessite cependant de poser un diagnostic clair sur l'impact environnemental des étapes successives du processus de production.
Selon le
Code de l’environnement, le réemploi désigne
« toute opération par laquelle des substances, matières ou produits qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique à celui pour lequel ils avaient été conçus ».
La ville de Paris propose un guide sur l’économie circulaire des lieux culturels qui dispense les conseils suivants :
- Développer la sobriété (en matériaux et consommation), en lien avec les artistes, des scénographies et spectacles,
- Produire des matériels scénographiques démontables pour faciliter la réutilisation ou le recyclage des éléments, et éviter d’avoir un principe constructif à usage unique,
- Promouvoir l’approvisionnement en matériels d’occasions, nécessitant en amont d’identifier les lieux où se procurer en biens de réemploi. Il faut aussi utiliser des matériaux intégrant une part de matière recyclée.
Mais ce début d’élan (léger euphémisme) peut être freiné par des considérations juridiques. En effet, la réglementation des établissements recevant du public (ERP), qui a été conçue dans le contexte des années 1980, pour une chaîne d’approvisionnement relevant de l’économie linéaire, est aujourd’hui difficilement transposable dans les nouvelles filières circulaires.
Parmi ces règles, il est notamment prévu que les matériaux utilisés dans la construction et les aménagements intérieurs doivent présenter des qualités de réaction et de résistance au feu et pour cela doivent passer de nombreux test et essais
. De plus, «
les constructeurs, propriétaires, installateurs et exploitants sont tenus de s’assurer que ces essais et vérifications ont eu lieu. »[4]
En pratique les matériaux de réemploi induisent deux principaux risques :
- Une incertitude sur leur qualité de réaction au feu au regard de l’absence de documentation ;
- Une incertitude sur le maintien des performances évaluées dans le cadre des essais réalisés lors de leur mise initiale sur le marché pour leur nouvel emploi, selon la durée de vie précédente et les éventuelles modifications subies.
Les répercussions pénales que peuvent encourir les constructeurs, les propriétaires et les exploitants des ERP au cas où les matériaux de réemploi ne correspondent pas aux critères légaux sont un frein à l’application d’une stratégie d’économie circulaire dans les établissements.
Maintenant que ce cadre est posé, voyons quelles sont les difficultés du réemploi du mobilier scénographique d’un point de vue créatif et dans la conception de l’exposition. La scénographie est au cœur de chaque exposition. Au-delà̀ de la mise en valeur des collections, ou des discours, elle participe à la rencontre entre l’œuvre et le public. L’aménagement des espaces muséaux n’est donc pas neutre, il est unique pour chacune des expositions, où il doit être mise au service du sens. Cette vision classique incite à constamment produire de nouvelles scénographies pour surprendre le public et participer à la transmission d’un message mais, par là même présente une contradiction en termes de durabilité́. Comment allier renouvellement scénographique et éco-responsabilités ? Autrement dit, si les mobiliers scénographiques sont issus du réemploi et qu’ils ont été créés initialement pour raconter une autre histoire, comment les utiliser pour une nouvelle narration ? Comment créer une scénographie singulière avec des outils qui n’ont pas été pensés sur mesure ?
Comparons une exposition et une histoire. Les expôts en sont les sujets. Ces sujets interagissent entre eux pour construire la narration, comme les personnages d’un roman. Les mobiliers scénographiques sont tous les autres mots et symboles qui les entourent et qui permettent de faire interagir les sujets entre eux afin de créer une narration fluide, avec si possible une grammaire correcte et compréhensible.
La scénographie est la syntaxe de l’histoire, le liant, celle qui va créer l’atmosphère dans laquelle les sujets vont s’exprimer. Mais si la syntaxe est la même, les histoires, bien que différentes, risquent de prendre un aspect redondant. La difficulté du réemploi semble aussi être celle de garder de l’originalité dans la forme, de réussir à créer des atmosphères différentes avec la même recette. Là est tout l’enjeu de l’écoconception.
À titre d’exemple, l’exposition « La Forêt magique » qui a eu lieu au Palais des Beaux-Arts de Lille en 2022 avait pour objectif le réemploi de 60 à 70 % de la scénographie de la précédente exposition sur
Goya – qui n’avait pas été créée pour La Forêt magique.
Ainsi, dans le hall central du palais des Beaux-Arts, une structure circulaire de cimaise continue se dresse. A l’intérieur, elle se développe en spirale jusqu’à une salle centrale, qui sert généralement de salle vidéo. C’est cette même scénographie qui est habillée et réutilisée pour les différentes expositions. La structure est certes économe, mais elle en devient redondante et on a parfois le sentiment que la contrainte de cet espace a imposé la façon de penser le contenu et les deux ne sont pas spécialement en adéquation. L’espace devient finalement répétitif et toujours moins surprenant pour le visiteur.
Le mobilier est réemployé, mais les expositions successives paraissent moins surprenantes, moins riches dans leurs formes. Faut-il alors vraiment standardiser les expositions afin de baisser les couts énergétiques de celle-ci ?
Le PBA semble l’avoir déjà saisi, la structure étant mobilisée comme espace dédiée aux enfants depuis… lui trouvant ainsi un usage hors exposition temporaire.

Espace d’exposition temporaire, Palais des Beaux-Arts de Lille
Une autre solution serait de penser un mobilier avec différentes utilités, que l’on puisse tourner et retourner, transformer de podium en cimaise et de cimaise en table ? Ou encore, changer de couleur et de taille, être éclairé de telle ou telle manière : imaginer un mobilier permettant de remplir différentes fonctions, pouvant être réutilisé de différentes façon, sans être répétitif.
En 2024, le scénographe Jean-Paul Camargo a imaginé une table pour l’exposition « Merveilleux Trésor d’Oignies : Éclats du 13e siècle » au musée de Cluny : elle est conçue pour pouvoir s’allonger et ainsi changer la disposition de la pièce, permettre l’installation d’expôts différents pour l’exposition suivante, qui aura lieu au même endroit. Un même mobilier donc, avec deux formes différentes pour deux histoires différentes.
Un autre exemple de mobilier modulable avec différents propos dans l’espace et pouvant servir d’inspiration si ce n’est de modèle est un projet de mobilier appelé « Les Régies » proposé par le designer français
Jacques Averna. Ce mobilier a été pensé et produit pour l’espace pédagogique du Fresnoy- Studio national des arts contemporain. Il consiste en sept régies modulaires qui permettent de contenir l’intégralité du mobilier de la salle et de moduler l’espace. Averna dit « L’atelier du jeune public et des résidences artistiques du Fresnoy accueille un public large aux pratiques très variées. Photographes, chorégraphes, danseurs, et plasticiens s’y croisent et y dispensent des ateliers pour les jeunes du quartier. L’ensemble de ces activités rend la gestion de la salle complexe. D’un jour à l’autre, elle doit pouvoir être intégralement vidée et son mobilier facilement stocké. Nous imaginons donc un système de rangement qui permette un déplacement simple et un stockage optimisé. […] Les régies sont un ensemble de mobilier roulant, dont on identifie les fonctions par leurs couleurs. […] L’ensemble des meubles permet de transporter 10 tables et 30 chaises. Cette salle de classe peut se monter par une personne seule en moins de trente minutes. »

Jacques Averna, Les Régies, crédit : Jacques Averna
Une autre bonne illustration d’exposition éco-conçue est l’exposition « Afrique, mille vies d'objets », au musée des confluences de Lyon qui a eu lieu en 2023-2024. Non seulement elle utilise du mobilier issu du réemploi d’autres expositions, mais elle a été conçue de façon modulaire. Le mobilier général est pensé à une taille standard afin de permettre sa réutilisation de manière indépendante dans d’autres expositions.
À l'issue du démontage, le musée a également procédé à la redistribution de matériaux et mobiliers. Une dizaine de structures ont pu se partager les socles, vitrines, cloisons et aménagements divers pour le remploi de 11 tonnes de matériaux, soit l’équivalent de 70% du mobilier scénographique.
Petit à petit, des propositions voient le jour, bien que les freins à l’écoconception soient toujours nombreux. Les différents acteurs commencent à proposer des solutions. Elles ne peuvent être efficaces sans un dialogue constant entre les corps de métiers : une première étape consiste en la collaboration entre scénographe et le commissaire ou muséographe dès la phase de conception, de manière à ce que le scénographe soit éclairé sur le sens, tandis que le commissaire l’est sur les différentes contraintes matérielles, anticiper ainsi les enjeux d’écoresponsabilité́.
Certains, comme Adeline Rispal, Architecte scénographe, proposent d’imaginer un dialogue avec les architectes, avec l’intégration des scénographes lors de projets de réaménagement ou de construction des musées. "La scénographie se fait toujours dans un lieu donné et si ce lieu est bien conçu, il y a une économie d’échelle énorme. La pire chose est d’avoir une mauvaise infrastructure des salles d’expositions. On a assez rarement une qualité́ de ces espaces (...). Les équipes gagneraient à ce que les scénographes soient toujours intégrés dans les projets de constructions des bâtiments muséaux. "
[5]
Plus globalement, une réforme profonde du monde muséal est nécessaire. Le modèle du musée actuel n’est plus pertinent et changer de paradigme n’est pas une option. Mais sommes-nous prêts, en tant que visiteurs, à accepter des scénographies moins riches et surprenantes pour des expositions plus responsables ?
Tano Lops-Maitte
POUR EN SAVOIR PLUS :
- Réemploi des éléments de scénographie et règlementation ERP : le défi juridique du secteur de la culture, Elisabeth Gelot : https://skovavocats.fr/reemploi-elements-scenographie-et-reglementation-erp/
- Association Les Augures : https://lesaugures.com/L-association
- Définir des modes de production écoresponsables dans les différents secteurs : l’éco-production et le réemploi dans les décors et la scénographie, Ministère de la Culture :
- https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/transition-ecologique/definir-des-modes-de-production-ecoresponsables-dans-les-differents-secteurs-l-eco-production-et-le-reemploi-dans-les-decors-et-la-scenographie
- Retour sur l’exposition « Matière grise – matériaux, réemploi, architecture », Ville de Nice :
- https://cultivez-vous.nice.fr/exposition/forum-durbanisme-et-darchitecture/retour-sur-lexposition-matiere-grise-materiaux-reemploi-architecture/
- La Forêt magique, une exposition écologique pensée comme une ode à la forêt ! https://www.grandpalais.fr/fr/article/la-foret-magique-une-exposition-ecologique-pensee-comme-une-ode-la-foret#:~:text=à%20la%20forêt%20!-,La%20Forêt%20magique%2C%20une%20exposition%20écologique%20pensée,une%20ode%20à%20la%20forêt%20!&text=Nous%20plonger%20au%20coeur%20de,jusqu'au%2019%20septembre%202022%20!
- PDF RESTITUTION DU WORKSHOP, CONSTRUIRE LA DURABILITÉ DE NOS MUSÉES, Ville de Lille https://pba.lille.fr/content/download/6162/71025/file/WORKSHOP_Programme+complet.PDF
- DOSSIER TECHNIQUE DE STANDARDISATION D’ÉLÉMENTS DE DÉCORS DU COLLECTIF 17H25 : https://www.uniondesscenographes.fr/documentation/eco-conception/dossier-technique-de-standardisation-delements-de-decors-du-collectif-17h25/
[1] The Ephemeral Museum: Old Master Paintings and the Rise of the Art Exhibition Francis Haskell
[2] Sylvain Amic, Directeur de la Réunion des Musées Métropolitains-Rouen Normandie
[3] Éco-conception : effort de conception portant sur l’ensemble de la chaîne de production d’une exposition (commissariat, scénographie physique et digitale, communication, action et accueil du public, édition, outils numériques) visant à réduire son impact environnemental et à maximiser son impact social en tenant compte de l’ensemble du cycle de vie des matériaux mobilisés.
[4] Article R*123-5 - Code de la construction et de l'habitation : Les matériaux et les éléments de construction employés tant pour les bâtiments et locaux que pour les aménagements intérieurs doivent présenter, en ce qui concerne leur comportement au feu, des qualités de réaction et de résistance appropriées aux risques courus. La qualité de ces matériaux et éléments fait l'objet d'essais et de vérifications en rapport avec l'utilisation à laquelle ces matériaux et éléments sont destinés. Les constructeurs, propriétaires, installateurs et exploitants sont tenus de s'assurer que ces essais et vérifications ont eu lieu.
[5] Adeline Rispal, Architecte scénographe (Ateliers Adeline Rispal), Présidente d’XPO, Fédération des Concepteurs d’Expositions
#réemploi #scénographie #création