L'exposition « L'Intime, de la chambre aux réseaux sociaux » au Musée des Arts Décoratifs de Paris explore l'évolution de l'intimité en Occident, du XVIIIᵉ siècle à nos jours, à travers plus de 470 œuvres et objets. Présentée du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025, elle est co-organisée par Christine Macel, conseillère scientifique et artistique du musée ainsi que par Fulvio Irace, historien de l'art et du design.

La scénographie, conçue par l'architecte italien Italo Rota, débutait par un trou de serrure géant, symbolisant l'entrée dans l’exploration de l'intimité. Le parcours est structuré en douze thèmes répartis dans un enchaînement de quatorze salles, abordant des sujets tels que la frontière entre espace public et privé, la fluidité des genres, l'identité, la promiscuité et la surveillance. ​

L'exposition présente peintures, photographies et pièces de design emblématiques mais encore une diversité d'objets quotidiens moins valorisés dans les musées, tels que des bidets, miroirs, carafes, etc. Elle retrace la transformation des espaces intimes, depuis les chambres à coucher du XVIII ème siècle jusqu'aux lits connectés contemporains, illustrant comment les évolutions sociales et technologiques ont façonné notre rapport à l'intimité. L'exposition souligne également le rôle crucial des femmes dans la redéfinition de l'intimité, en s'affranchissant des rôles domestiques traditionnels qui leur étaient attribués. Enfin, elle aborde la manière dont les nouvelles technologies et les réseaux sociaux ont bouleversé les frontières entre vie privée et vie publique, posant la question de la privatisation de l'intime et des nouvelles vulnérabilités engendrées.

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Plan de l'exposition © E.V.

 

À travers une progression spatiale et thématique, l'exposition interroge la domestication des pulsions, la surveillance, le rôle du design et la précarisation de l'intime : le parcours débute dans le salon, un lieu où se croisent à la fois la vie familiale et la sociabilité. Avec l'avènement de la bourgeoisie au XIXème siècle, le contrôle social et les normes de pudeur redéfinissent les usages domestiques. La progression du parcours conduit vers des espaces plus privés. Cette distinction entre espaces publics et privés s'affirme : la maison devient un espace réglementé, où chaque pièce a une fonction déterminée. La chambre, autrefois privilège aristocratique, devient un espace distinct pour chaque individu dans l'habitat bourgeois du XIXème siècle. La création de la « chambre à soi », concept popularisé par l'écrivaine britannique Virginia Woolf dans son essai publié en 1929, notamment pour les jeunes filles et les adolescent∙e∙s, marque un tournant dans la structuration de l'espace domestique. Aujourd'hui, la chambre est à la fois un refuge et un espace connecté, transformé par la technologie en lieu de travail, de loisirs et d'exposition de soi. 

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Le tableau « Le Sommeil », d’Edouard Vuillard (1862) mis en parallèle à un lit du XX ème siècle © E.V.

 

Puis de la chambre, direction la salle de bain, dédiée au soin du corps. Cette pièce, qui se répand progressivement dans les maisons au cours du XXème siècle, pose la question du rapport entre intime et injonctions sociales. Se maquiller, se parfumer, utiliser des soins esthétiques sont-ils des actes individuels ou résultent-ils d'une pression extérieure ? Les objets exposés, du rouge à lèvres d'apparat aux masques LED contemporains, illustrent la normalisation et la popularisation des pratiques cosmétiques. Les parfums, pouvant être sentis grâce à un dispositif olfactif, sont des créations entre proximité et diffusion, une autre manifestation de la dualité entre expression de soi et interaction avec autrui.

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Masques LED en vitrine © E.V.

 

S’en suit un large espace qui présente la manière dont le design intérieur façonne le rapport à l'intime et à la collectivité. À travers une sélection de mobiliers et de concepts architecturaux, elle questionne l'évolution des espaces domestiques entre convivialité et repli sur soi. ​Dans les intérieurs du passé, les contraintes économiques, les défis liés au chauffage et les dynamiques familiales et sociales favorisaient une intimité partagée et une vie collective. Les lits clos bretons, par exemple, permettaient de conserver la chaleur et d'offrir un espace de sommeil commun, tandis que les tatamis japonais structuraient des pièces polyvalentes où les membres de la famille cohabitaient étroitement. En revanche, durant les années 1970-1980, influencés par le postmodernisme, les designers tendent à privilégier la séparation et l'individualisation des espaces, reflétant une évolution vers une plus grande valorisation de la vie privée et de l'autonomie individuelle, liée à une demande croissante de personnalisation de la part des jeunes générations de consommateurs. Des meubles cocons aux canapés-œufs, les designers explorent aujourd’hui de nouvelles formes d’isolement volontaire. Ces tendances reflètent des mutations sociales profondes, entre désir d’intimité et crainte de l’enfermement, et questionnent notre manière d’habiter l’espace domestique dans un monde de plus en plus connecté, fortement impacté par la crise sanitaire.

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Salle 7 : « Le design, entre isolement et promiscuité » © E.V.

 

L’espace suivant, déconseillé aux plus jeunes, aborde la question des sexualités, longtemps réglementées et censurées. Si le XVIIIème siècle libertin tolère les images érotiques dans un cadre masculin, le XIXème siècle bourgeois opère un retour à la moralisation et à la répression des sexualités « déviantes ». La reconnaissance du plaisir féminin, la révolution sexuelle et l'émergence massive des sex-toys à partir des années 1960-1970 marquent une rupture, bien que les objets du désir restent soumis aux normes du genre. L'exposition montre comment les designers du XXIème siècle réinventent ces objets pour répondre aux besoins d'une diversité de sexualités, en dépassant les conceptions hétéronormées.

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Salle 12 : « Surveillance et protection » © E.V.

 

Cependant, l’arrivée du numérique a bouleversé la notion de sexualité et avec elle, celle de l'intimité. Autrefois espace d'introspection, elle est aujourd'hui mise en scène sur les réseaux sociaux, les téléréalités, où se construisent des identités publiques souvent paradoxales. Les témoignages de plusieurs créateur∙ice∙s de contenu, confronté∙e∙s à une exposition permanente volontaire de leur existence, interroge la distinction entre présence virtuelle et réalité intime. Dans une pièce couverte de caméras de tous types, les dynamiques d'autosurveillance et de construction de soi à travers les technologies numériques sont mises en évidence. Les dispositifs de reconnaissance faciale, de géolocalisation et les bases de données définissent de nouvelles frontières entre sphères publique et privée. En contrepoint, quelques stratégies de résistance sont présentées, du masquage numérique à l'anonymat militant, qui cherchent à rétablir un certain contrôle sur les données personnelles.

L'exposition s'achève sur une réflexion sur la privation d'intimité en situation de précarité. L'absence d'un espace à soi, qu'il s'agisse des sans-abris, des migrants ou des prisonniers, met en évidence le lien fondamental entre intimité et dignité. Les dispositifs architecturaux présentés, comme un banc inspiré de l’architecture hostile au milieu de la pièce, tentent d'y répondre en offrant des solutions adaptées aux populations vulnérables : la création d’une fragile illusion d’intime. Si l'intimité physique et sociale est fluctuante, l'exposition rappelle en dernier lieu qu'il subsiste un « intime ultime », celui de la pensée et de l'imaginaire. L'écriture, de la pratique du journal intime aux blogs contemporains, témoigne de cette irréductibilité de l'espace personnel. Les visiteur∙ice∙s étaient ainsi invité∙e∙s à répondre dans un journal partagé à la question « Qu’est-ce que l’intime ? », pouvant faire le choix de laisser un indice de leur identité ou non. Ces journaux seront conservés dans les archives de l’exposition, gardant la mémoire de ces réponses intimes.

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Les visiteur∙ice∙s se prennent au jeu et écrivent dans les journaux pour répondre à la question « Qu'est-ce que lintime ? » © E.V.

 

En 2025, alors que l'intimité est sans cesse mise à l'épreuve par la surveillance, la marchandisation et l'exposition médiatique, cette part inaliénable de soi constitue un refuge. Ainsi, l'exposition interroge non seulement les mutations de l'intime, mais aussi les moyens de le préserver, en explorant la tension constante entre dévoilement et protection, entre individualité et construction sociale.

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Une amusante réponse © E.V.

 

Éléa Vanderstock

 

#L'Intime #MuséeArtsDécos #ConstructionSociale

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