L’exposition peut être vécue comme une promenade balisée : le parcours, qu’il soit linéaire ou relativement libre, conduit les visiteurs à observer des œuvres réunies par thématique, artiste ou encore période. Cette présentation est rassurante, déroulant une histoire parfois connue d’avance. Et si l’on renversait l’ordre établi ? C’est ce que
proposent certaines institutions en exposant côte à côte des œuvres de courants opposés, mais reliées par un geste, une couleur, une vibration de la matière. C’est moins l’histoire qui guide l’œil que la sensation immédiate. Mais n’est-ce pas frustrant pour d’autres visiteurs ? Apprécier ces associations ne présuppose-t-il pas d’avoir des connaissances préalables sur les œuvres ?

Dialogues inattendus : comprendre ce type d’accrochage 

Ce choix curatorial semble agir comme un antidote contre les classifications académiques. Il refuse que l'œuvre soit réduite à son étiquette historique ; il invite à voir ce qui relie au lieu de ce qui sépare. En forçant l’œil à chercher des points communs inattendus, l’espace d’exposition devient un terrain d'expérience, où formes et couleurs tissent des liens, parfois plus éloquents pour certains publics.

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Vue de l’exposition Collected with Vision: Private Collections in Dialogue with the Old Masters, KMSKA, 2024, © KMSKA

 

Entre émerveillement et désorientation : les limitesAu KMSKA d’Anvers, récemment rénové, le parcours muséal décloisonne les époques en mettant en dialogue les maîtres anciens flamands, comme Rubens ou Van Dyck, avec des œuvres modernes et contemporaines. Non pour illustrer une progression historique, mais pour mettre en évidence des gestes formels partagés : la flamboyance du
rouge, la construction des volumes, l’intensité dramatique. Loin d’exercer le regard à une époque ou une technique particulière, l'institution cherche à provoquer une lecture
transversale. Cette approche a fait l’objet d’une exposition particulière et temporaire Collected with Vision: Private Collections in Dialogue with the Old Masters (2024), questionnant le rôle des musées ainsi que des collectionneurs privés. La muséographie crée ainsi un nouveau dialogue, avec la croyance que les œuvres d'art contemporaines peuvent renouveler les représentations figées des portraits traditionnels ou des figures maternelles, en y insufflant un regard critique et ancré dans l'actualité.

 

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Vue de l’exposition Carambolages, Grand Palais, 2016 © spectacles sélection

 

Cette approche trouve également un écho dans l’exposition Carambolages (Grand Palais, 2016), conçue par Jean-Hubert Martin. L’éloignement des cartels numériques, invitaient le visiteur à cheminer de manière intuitive, réagissant aux affinités plastiques et symboliques. Jean-Hubert Martin semble ici faire renaître une logique propre à celle du cabinet de curiosité, plus que celle du directeur de musée.

 

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Vue de l’exposition « La couleur parle toutes les langues », Hôtel de la Marine, 2024 ©The AI Thani Collection, photographie par Marc Domage

 

D'autres exemples confirment cette tendance : l’exposition La couleur parle toutes les langues à l’Hôtel de la Marine (jusqu’au 5 octobre 2025) dont Hélène de Givry, curator
à la Collection Al Thani est la commissaire fait dialoguer 80 œuvres de différentes civilisations issues des cinq continents et couvrant une période chronologique allant du
Néolithique à nos jours. Le parcours est organisé de manière chromatique correspondant aux couleurs fondamentales dans les arts : noir, blanc, rouge, jaune, bleu et vert. Ce mode de classement invite les visiteurs à explorer les matériaux utilisés en lien avec les techniques de production, à percevoir les effets visuels créés par les variations de teintes, d’éclats et de contrastes, et à réfléchir à leur dimension symbolique à travers différentes cultures.

Cette approche rejoint des réflexions théoriques contemporaines sur l’exposition comme « langage », tel que formulé par Jérôme Glicenstein dans « L’exposition comme langage et dispositif », chapitre de son ouvrage L’art : une histoire d’expositions (2009). L’agencement des œuvres devient lui-même un énoncé, engageant le visiteur dans une lecture libre, intuitive et polysémique.

Entre émerveillement et désorientation : les limites

Cependant, cette esthétique de la correspondance comporte ses risques. Si elle invite certains visiteurs à aiguiser leur regard, elle peut également dérouter ceux qui s’attendent à une structure narrative plus claire. Les salles d’exposition permanentes du KMSKA en sont un exemple : selon un article du The Art Newspaper, des préoccupations ont été soulevées concernant les choix esthétiques et curatoriaux du musée, notamment l'absence de fil conducteur historique dans la présentation des œuvres.

De plus, ce type d’accrochage présuppose souvent une certaine culture visuelle. Pour saisir pleinement les échos entre un retable du 15e siècle et une abstraction géométrique du 20e, il faut pouvoir identifier ce qui distingue, et ce qui rapproche. Or, tout le public n’est pas équipé pour une telle lecture. Comme l’analyse Odile Le Guern dans son article Rhétorique d'une mise en espace (2005), une mise en scène audacieuse peut renforcer l’élitisme muséal si elle ne ménage pas des points d’entrée accessibles pour tous. Le risque serait de diluer le sens historique des œuvres en occultant les contextes de création nécessaires à leur compréhension.

Une tension féconde, vers une exposition à double lecture

La juxtaposition libre d'œuvres de styles et d’époques différents constitue une tentative salutaire de revitaliser l'expérience muséale. Elle lutte contre la muséographie figée,
favorisant une lecture intuitive et sensible des formes. Dans ce sens, elle permet de renouveler l'attention du spectateur, de l'arracher à la passivité critique.

Cependant, pour que ce type d'accrochage soit pleinement efficace, il doit s'accompagner d’outils de médiation adaptés : cartels explicatifs, parcours thématiques optionnels,
dispositifs interactifs. Il ne s'agit pas de renoncer à l'histoire au profit d'une pure expérience esthétique, mais de trouver un juste équilibre entre l'émotion immédiate et la contextualisation raisonnée.

Ainsi conçu, l’accrochage par correspondances ne remplace pas la chronologie ; il la questionne, l’enrichit, et ouvre d’autres chemins pour apprendre à voir autrement. Car
exposer autrement, c’est avant tout multiplier les expériences du regard.

 

- Nina Colpaert

Pour en savoir plus ::
- La couleur parle toutes les langues, 2024, Hôtel de la Marine, du 3 octobre 2024 au 5 octobre 2025 : https://www.hotel-de-la-marine.paris/agenda/la-couleur-parle-toutes-les-langues.-aeuvres-choisies-de-la-collection-al-thani
- Collected with vision, 2024, KMSKA : https://kmska.be/en/collected-with-vision-private-collections-in-dialogue-with-the-old-masters
- Carambolages, 2016, Grand Palais : https://www.grandpalais.fr/fr/programme/carambolages
- Zeugma 01, 2025, Abbaye royale et musée d’art moderne de Fontevraud : https://www.fontevraud.fr/evenement/zeugma-romain-bernini/

 

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