Le Musée In Flanders Fields de Ypres (Belgique) a délibérément choisi de montrer l'impact de la guerre sur les vies humaines et le paysage. Parti pris courageux qui a nécessité un important travail muséographique et scénographique. L'exposition permanente se décline en quatre parcours complémentaires et entremêlés proposant au visiteur une vue d'ensemble sur le sujet. Les axes chronologique, thématique et personnel (témoignages) sont complétés par un parcours réflectif. C'est ce dernier que je vais tenter d'analyser ici. Prenant la forme de quatre immenses tipis de béton, ces espaces sont disséminés à la croisée des parcours tout au long de la visite.

Nommés, faute de mieux, balises-totems par le musée, ces îlots m'ont plus fait penser à des béances provoqué par la guerre. Je rapprocherai ces espaces singuliers du travail artistique de Jochen Gertz sur les monuments aux morts de 14-18 et sur la Shoah. Je pense aussi aux deux "voids" du musée Juif de Berlin. Si l'on choisit d'entrer, dans la première balise, on peut voir des photographies en noir et blanc ainsi que les négatifs. Celles-ci présentées dans de petites vitrines éclairées insérées un peu partout dans les murs. Ces photographies nous montrent des cadavres de soldats allemands exécutés à Ypres. La force de ces images réside dans la posture des cadavres maintenus artificiellement assis à l'aide de mains d'hommes bien vivantes.

Le visiteur assiste, malgré lui, à une mise en scène d'un corps exécuté comme trophée. Au contact de l'image l'espace devient oppressant. L'impression d'étouffement s'accentue par les effets conjugués de la petitesse des vitrines, de l'artificialité de leurs lumières et de l'action de voir à laquelle nous sommes conviés de réfléchir. Cette réflexion sur le regard sera posée dans chaque balise, déclinée et déclenchée par une action différente.

 Balise une et trois, Flanders Fields (c) Anne Hauguel         

 

La seconde balise présente des photographies de cadavres de soldats en noir et blanc prises sur les champs de batailles, seuls, gisants, mutilés, partiellement nus, immortalisés par ce portrait dansla mort. Ici, pour bien voir les images il faut se pencher, s'approcher, tordre le cou. La fugacité de la vie, la fragile condition humaine se voit désignée, étendue, déployée sur ces portraits comme un drapeau d'air planté sur la terre immatérielle d'une humanité évanescente.

 Dans la troisième balise, le visiteur doit lever la tête. Par ce mouvement, il peut voir, suspendus, tel des visages flottants, des portraits en noir et blanc. Une nuée d'oiseaux immobile et silencieuse : les gueules cassées nous regardent d'en haut. Comme si leurs stigmates, infligés par la guerre, révélaient la puissance fascinante de celle-ci. Comme si, prenant la place de Dieu, la guerre faisait de ces hommes marqués, ses anges monstrueux. Tout en ne pouvant détacher son regard, le visiteur est amené, par le geste et par l'espace, à interroger cette fascination.

Dans la quatrième et dernière balise, le visiteur cherche où regarder et ce qu'il doit voir. Soudain un reflet, le regard plonge et découvre au sol, comme s'il se penchait au dessus d'une tombe ouverte, un squelette étendu sur un lit terreux. Cette photographie en noir et blanc est reflétée par une vitre au dessus d'elle ; la mort se regarde dans un miroir. Et nous, humains, nous regardons la mort se regarder, mais celle-ci, ne nous regarde pas.

 

Void, bâtiment Libeskind, Musée Juif, Berlin, (c) Anne Hauguel 
DSC 1522+bCes quatre balises fonctionnent par des moyens conjugués pour déclencher la réflexion chez le visiteur. Celui-ci doit mouvoir son corps et chercher l'image. Image qui lui montre la mort et la défiguration. L'espace de monstration est pensé comme un lieu de confrontation avec l'image et sa nature horrifique. Ce face à face nous demande d'interroger notre humanité et la mortalité de notre condition. Ces lieux nous appellent à une réflexion dont l'objet est la sacralité de cette humanité que la guerre met littéralement à mort. Cette réflexion, si elle peut être discursive peut aussi se faire sans langage, par le corps et les sensations qu'il subit dans ces espaces singuliers. Ces quatre balises empruntent au même registre que les deux salles vides, les "voids" du  bâtiment Libeskind au Musée Juif de Berlin. Etnotamment de cet espace triangulaire et sombre, dans lequel on est amené à entrer avec des gens que l'on ne connait pas, et qui vous dépossède un instant de votre humanité pour vous plonger dans un monde sans langage, vide de sens.Pour penser l'impensable le Flanders Fields fait le choix de la frontalité et de l'action. Ainsi, confronté à la mort, en se déplaçant, le visiteur fait l'expérience de l'horreur indicible. Ici, l'acte de voir est si bien pensé par la muséographie et la scénographie, que le parcours échappe au débat stérile qu’entraîne toujours avec lui un espace strictement voyeuriste.

 

 Ophélie Laloy

   

Merci à Anne Hauguel pour ses photographies

Si vous souhaitez poursuivre la réflexion sur les conditions de monstration de l'indicible : In Flanders Fields Museum - Site web du musée

 

DIDI HUBERMAN Georges, L'image malgré tout, Les Editions de Minuit, Paris, 2004.

GERZ Jochem, La question secrète. Le monument vivant de Biron, Acte Sud, Paris, 1999.# "Grande Guerre"# Morts#In Flanders Fields Museum