Cela fait longtemps que les politiques publiques œuvrent à la « démocratisation culturelle », mais que signifie la notion d’élargissement de l’accès aux musées ? Comment est-on accueilli en ces lieux et quels sentiments éprouvent les visiteurs inaccoutumés ? Le musée pour tous ? Un rêve bien difficile à réaliser.

Image d'intro : © Doriane Blin

Délocaliser la culture et la rendre accessible à chacun, l’exemple du Louvre-Lens

Élargir l’accès des musées se traduit souvent par la notion de délocalisation. Si décentraliser les collections de la capitale sur un territoire provincial n’est pas nouveau, la création du Louvre-Lens en est un bon exemple contemporain. L’architecture, certes bien différente de celle du Louvre de Paris, lui emprunte pourtant l’idée d’ampleur (210 000 mètres carrés pour le Louvre-Paris contre 28 000 pour le Louvre-Lens, certes). Le bâtiment du Louvre-Paris est en U, celui du Louvre-Lens devient métaphore - vue du ciel - de la culture prenant son envol, déployant ses ailes et s’ouvrant aux publics. Par ailleurs, il est à noter que la Galerie du Temps, espace d’exposition permanent, ouvre ses portes gratuitement. Il importe de prendre en considération ce facteur : une mesure à saluer quand nous évoquons l’accès de chacun.

Cette structure décentralisée du Louvre-Paris pourrait offrir aux habitants du territoire un accès idéal à la culture, mais qu’en est-il vraiment ? Le lieu même d’implantation du site est sujet à controverses. En effet, son édification a engendré la destruction de l’ancienne salle des pendus, symbole fort de la culture minière. Il est donc légitime de s’interroger quant aux effets et à la réception d’un tel projet sur le territoire. Donner à lire, à voir, à contempler les grandes œuvres composant les collections de cette institution reste en soi une opportunité pour les Lensois mais ne doit, pour autant, abroger le patrimoine culturel local. Comment associer « culture pour tous » et « culture de tous » ? Accueillir cette antenne du Louvre à Lens a donc suscité diverses réactions : entre sentiment que l’on fait fi de la culture ouvrière et fierté d’héberger des collections emblématiques.

Enfin, le projet architectural avait pour vocation de permettre aux passants de traverser le bâtiment librement, ce dernier possédant trois entrées, toutes diamétralement opposées. Cette volonté de libre circulation semble utopique puisque l’instauration de dispositifs de contrôle à chaque porte du bâti dissuade le chaland. A tout le moins peut-il traverser le jardin, qui lui s’épanouit, après 10 cycles de saisons.

Faire ses premiers pas au musée

Si l’objectif initial est de permettre aux inaccoutumés de jouir des trésors artistiques des collections et les enjoindre à franchir les portes du musée, l’entrée même dans les lieux n’est pas une ode à l’ouverture ni synonyme d’accueil chaleureux. En arrivant, le visiteur peut ironiquement se demander s’il vient visiter un musée ou prendre un vol Paris-Tokyo. Après avoir déposé son sac sur le tapis, il faut passer sous les portiques de sécurité. Vert : le visiteur peut circuler. Rouge : il faut se soumettre à une fouille. Nous pénétrons enfin le lieu et allons acheter notre billet pour le présenter à l’entrée de l’exposition. Nous avons franchi toutes les étapes des contrôles de sécurité et avons le droit de déambuler à l’intérieur de l’espace de visite.

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Photographie des portiques de sécurité à l’entrée « Loos-en-Gohelle » du Louvre-Lens © Mélanie Terrière
 

De tels dispositifs n’étaient pas présents il y a quelques années. Suite aux attentats de 2015 et 2016, des mesures préventives sont décidées par le gouvernement pour les administrations publiques. Ainsi, s’accentue le plan Vigipirate : les portiques de sécurité s’imposent à l'entrée de certains musées, sur décision préfectorale. La Voix du Nord évoque un renforcement des contrôles pour « les grands musées de la métropole » lilloise. Ce renforcement se traduit différemment selon les institutions : installations de portiques pour les uns, refus des bagages volumineux ou augmentation de la surveillance dans certaines zones du musée pour d’autres. Précisons cependant que la Piscine de Roubaix a fait appel à ces mesures peu avant l’ouverture de son exposition Camille Claudel, avant même les attentats.

L’article « Zoom métier : la sécurité dans les musées » (Emmanuel Decoupigny interrogé par Chloé M.) nous laisse entrevoir la complexité inhérente à la mise en place de ces dispositifs : « Cela a nécessité la réécriture du règlement de visite […]. Il a également été nécessaire de former [les agents] à ces procédures (comment accueillir un visiteur, comment lui demander d’ouvrir son sac, qu’a-t-on le droit de faire, de ne pas faire, où se limitent nos interventions…).  Dès lors sont consultables, sur les sites internet de certains musées, les règles en vigueur telles que « tous les visiteurs feront l’objet d’un passage sous portique de sécurité, ou à défaut au magnétomètre. Le refus de se conformer à ces dispositions entraine l’interdiction d’accès et l’éviction immédiate du musée ».

Prenons en exemple quelques statistiques de fréquentation expliquant peut-être l’instauration de ces dispositifs dans certains musées des Hauts-de-France. En 2019, le Louvre-Lens comptabilisait plus de 500 000 visiteurs. Pour le Palais des Beaux-Arts de Lille et la Piscine de Roubaix, les chiffres avoisinaient les 300 000 entrées. Enfin, le nombre de visiteurs du LaM (musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) s’élevait à 200 000. Ces institutions présentent toutes une fréquentation élevée.

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Photographie des portiques de sécurité à l’entrée de la Piscine de Roubaix © Doriane Blin

 

Le directeur de CultureSpace décrit les contrôles à l’entrée des lieux culturels « Des agents de sécurité sont postés devant les musées et fouillent les visiteurs, équipés de raquettes de détection de métal. Afin de canaliser les entrées, des barrières ont été érigées […] ». Ces quelques mots sont peu avenants… Par ailleurs, équiper les musées a un prix. Celui-ci peut se répercuter directement à l’achat du ticket d’entrée. Bruno Monnier de poursuivre : « En ces temps difficiles, il est de notre devoir d’assurer au mieux la protection des visiteurs. Mais cela a malheureusement un coût, que nous devons entièrement prendre à notre charge. Comme l’ont déjà fait les aéroports, nous réfléchissons à augmenter d’un euro le montant du prix d’entrée de l’ensemble de nos sites, afin de financer ces nouveaux dispositifs de sécurité ».
L’instauration des portiques garantit la sécurité des personnes dans l’enceinte des bâtiments. Cependant, pour les néophytes, ces dispositifs ne constituent-ils pas un frein ? Et qu’en est-il une fois ces portes franchies ?

Les interdits 

Aller au musée peut être synonyme de plaisir, connaissances, détente, ennui, délectation... Chacun est libre de l’envisager différemment, mais l’expérience proposée répond à certaines règles de bienséance. Des ribambelles d’interdictions nous accueillent en ces lieux. L’article de Julien Baldacchino publié sur le site de France Inter en répertorie certaines assez loufoques, telles que « Ne pas porter ses affaires sur le bras », « Ne pas avoir de stylo », « Ne pas porter de chapeau », « Ne pas photographier l’extincteur » entre autres. Certaines semblent évidentes puisque répondent à des impératifs de conservation des œuvres et de respect des lieux publics. Pour d’autres, il est plus difficile de comprendre leur fondement. Seulement, les règles sont les règles.

Les lignes bougent, doucement mais sûrement. A titre d’exemple, la photographie au musée a longtemps été décriée mais est désormais tolérée. Ensuite, certaines institutions usent d’humour pour informer des comportements inadéquats, comme placer un petit chardon sur les sièges afin de dissuader le visiteur de s’y asseoir. Preuve que des alternatives émergent… La façon d’énoncer les interdictions a donc son importance pour le ressenti du visiteur. Aussi, il est possible de prendre les règles à revers : plutôt afficher ce qui est autorisé au détriment de ce qui est prohibé.

Là où les devoirs des visiteurs de musée sont bien connus, leurs droits sont souvent bien plus invisibilisés voire « inexistants » (voir à ce sujet l’ouvrage de Bernard Hennebert, Les musées aiment-ils le public ?).

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Illustration extraite de la première de couverture du livre de François Hennebert, Les musées aiment-ils le public ? © Couleurs livres

Une visite de musée est donc régie par des codes sociaux. Ces façons-de-faire convenues peuvent rapidement se transformer en contraintes et décourager certains de passer les portes des dites institutions. « Le visiteur nouveau apprend de la simple présence du visiteur expérimenté, il adapte son comportement, baisse la voix […]. » (Claude Fourteau, « Faire vivre la gratuité », La Lettre de l’Ocim, septembre-octobre 2015). Visiter un musée est donc bel et bien un apprentissage de normes tacites. Ne pas se conformer aux attentes implicites voire injonctions de bonne conduite peut mettre mal à l’aise le visiteur. 

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Dessin caricatural, Un musée, une découverte, une rencontre ! © Sandrine Porcher
 

« Nous apprenons à certains visiteurs à se comporter correctement dans un musée ; ce qui n'est effectivement pas forcément un acquis pour tout le monde, et c'est tout à fait normal. Le rapport d'une personne au musée ne se construit pas en quelques heures. » (Kristel Barriou interrogée par Olivier Soichot, « Nous régulons le rapport au musée », La Lettre de l’Ocim, janvier 2015).

Regard réprobateur du gardien ou des autres usagers du lieu, comment trouver sa place au musée si nous affichons un comportement trop peu normé ? Se départir de ces règles n’est pas chose aisée.

Entre accueil, médiation et surveillance

Sous le titre de « surveillant de musées » se cache souvent plusieurs réalités.

L’article « A l’ombre des musées : les agent.es vacataires », témoigne du vécu de deux agents. Leurs dires décrivent bien la figure complexe qu’ils incarnent au sein de ces institutions : « Du côté du public, très nombreux sur mon site, l’absence d’informations, la foule ou l’attente échauffaient les esprits. […] Pas facile d’expliquer à des personnes qu’elles ne peuvent rentrer […] : certaines sont juste déçues, d’autres s’emportent... ». Cet extrait montre combien il est difficile d’adopter l’attitude adéquate : entre règles, respect des jauges autorisées et accueil souriant, c’est un jeu d’équilibriste.

De même, les politiques tarifaires permettant un accueil élargi des publics n’est pas toujours la solution si l’on veut préserver l’expérience des visiteurs : « Dans le musée où j’ai travaillé, il pratiquait la gratuité les premiers dimanches du mois, cela attirait évidemment beaucoup de monde, engendrant, le plus souvent, quelques situations tendues. ». Dans leurs récits, sont aussi présents les missions de contrôle de sacs, de tickets et le regret concernant le manque de médiation : « De mon expérience, je pense que les gardien·nes de salle, les surveillant·es, … peuvent être une première ligne de médiation, souvent sous-estimée ».

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Illustration extraite de l’article « Gratuité des musées et valeur perçue par les publics », D. Bourgeon-Renault, A. Gombault, M. Le Gall-Ely, C. Petr et C. Urbain, La Lettre de l’Ocim, n°111, 2007 © Coline Desclide
 

Entre les lignes, se dessine la complexité des rôles de surveillant et de surveillé. En théorie, les musées sont ouverts à tous. En pratique, trouver sa place au musée et se sentir légitime d’y déambuler n’est pas si évident. De l’accueil à la sortie, en passant par l’espace d’exposition, nos comportements et déplacements sont régulés et minutieusement inspectés.

Enfin, l’entretien de Kristel Barriou publié dans La Lettre de l’OCIM, dont nous avons déjà cité les propos, montre bien ces enjeux. K. Barriou évoque tantôt la nécessité de faire des rappels aux règlements à certains visiteurs, qui parfois ont des réactions défensives (culpabilité, malaise…), tantôt l’indispensable esprit de confiance dans lequel doit se trouver le public pour apprécier sa visite. Accueillir et surveiller, les métiers du gardien de musée par François Mairesse et Anne Monjaret met en lumière les innombrables facettes et profils très divers de cette profession bien souvent méconnue et stéréotypée ou même méprisée.

Le musée pour TOUS ?

Les différentes pistes de réflexion évoquées ci-dessus invitent à penser la complexité inhérente au souhait d’accessibilité universelle des musées. De ce petit tour d’horizon, ressort une dissonance entre discours et terrain.

Nombreuses sont les initiatives et projets pour démocratiser la culture se confrontant à des contradictions empiriques telles qu’abordées en début d’article. Plus discrets et bien distincts, nous avons mentionné d’autres aspects se révélant parfois dissuasifs pour le visiteur de pénétrer les lieux. En effet, les enjeux propres à la sécurité présentent quelques antagonismes avec le terme « d’ouverture » souvent employé. Interdits et codes sociaux s’ajoutant,  la possibilité d’appropriation des lieux par le public s’amenuise. Kritel Barriou, surveillante au Louvre, qualifie son rôle au sein de l’institution : « nous régulons le rapport au musée », citation éponyme du titre de l’article publiée dans La lettre de l’OCIM. Ainsi, il existe bel et bien des freins au rêve du « musée pour tous ». Si le tarif d’entrée est une donnée majeure d’accessibilité, il n’est donc pas la seule entrave à leurs abords. 

Enfin, il semble difficile de conclure sans évoquer succinctement le nouveau dispositif de contrôle d’accès aux musées : la présentation d’un pass sanitaire. Si les politiques publiques souhaitent une culture accessible à tous et prônent une ouverture la plus large possible de ces dits lieux à chacun, elles restreignent désormais leur accès à une partie de la population. Le paradoxe interroge…

 
Doriane Blin

 

Pour aller plus loin : 

 

  • Kristel Barriou interrogée par Olivier Soichot, « Nous régulons le rapport au musée », La Lettre de l’Ocim, n°151, janvier 2015
  • Manon Deboes et Marco Zanni, « A l’ombre des musées : les agents vacataires », L’art de muser
  • Claude Fourteau, « Faire vivre la gratuité dans les musées », La Lettre de l’Ocim, n°161, septembre-octobre 2015
  • Bernard Hennebert, Les musées aiment-ils le public ?, Couleurs livres, 2011
  • François Mairesse et Anne Monjaret, Accueillir et surveiller, les métiers du gardien de musée, La documentation française, 2017
  • Camille Mortelette. Reconversion d’anciens sites miniers en lieux culturels Enjeux territoriaux et appropriation dans le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais. Géographie. Université d’Artois, 2019
  • Chloé M., « Zoom métier : la sécurité dans les musées », L’art de muser
 

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