« Les musées sont des lieux de lutte pour les autochtones. » - Gerald McMaster[1]
Rongomaraeroa, 2019 © Jack Fisher. Te Papa
Dans une ère de réévaluation de l'histoire à travers les études postcoloniales, la prétendue neutralité scientifique des musées se révèle être ancrée dans un modèle occidental dominant. Les objets exposés au sein des musées d’ethnographie, souvent issus de minorités exclues du discours dominant, soulèvent la nécessité d'impliquer les communautés d'origine dans la construction du récit muséal. La notion de partage des pouvoirs au musée se lie fréquemment à la participation communautaire dans la conception des expositions. Cependant, malgré les efforts déployés pour instaurer un dialogue, il n’en reste pas moins que cela reste le musée qui détient le pouvoir de partager ses propres pouvoirs : comment ce partage se matérialise-t-il réellement et dans quelle mesure le partage des pouvoirs au musée est-il envisageable ?
Une co-construction du discours : la voix des communautés dans le propos muséal
À l'heure où le discours muséal revêt autant d'importance que les objets exposés, une approche pluridisciplinaire et une participation communautaire sont devenues cruciales. La co-construction du discours émerge comme un moyen de rééquilibrer le partage de la parole au musée. Cela se concrétise notamment en Amérique du Nord, où des musées communautaires tels que l'Anacostia Community Museum à Washington adoptent ce nouveau paradigme, suivi par les musées autochtones à l’aube des années 1990. Cependant, la question persiste : qui détient réellement la parole au sein d'une communauté et comment cette voix peut-elle être intégrée au discours muséal ?
Le partage du pouvoir discursif et la co-construction du discours s’effectuent selon divers procédés et à différentes échelles. Si l’on prend l’exemple des musées autochtones, depuis les années 1970, les musées privilégient le témoignage. Bien que les témoignages permettent aux communautés de s’exprimer, il n’en reste pas moins qu’ils sont intégrés au récit et à la vision que porte le musée sur le sujet, et ne reflètent pas une véritable approche autochtone. Même si le nombre de participants aux ateliers est élevé, comme il l’a été en 2013 pour l’exposition C’est notre histoire au Musée de la Civilisation du Québec (https://formation-exposition-musee.fr/l-art-de-muser/1308-cest-notre-histoire), on peut s’interroger sur l’utilisation de cette voix. Est-elle en réalité mise au profit d’un nouveau discours alternatif ? Le partage du pouvoir discursif semble s’opérer dans un certain cadre contrôlé par le musée. Par conséquent, l’ampleur et la violence des massacres subis par les autochtones, notamment dans des pensionnats[2] jusqu’à la fin des années 1990, ne sont toujours pas mentionnées dans ce nouveau parcours. Cet exemple nous montre un déséquilibre : cette parole est utilisée comme si les communautés faisaient l’objet d’une consultation et non d’une réelle participation à toutes étapes avec le musée.
Légitimité de la transmission culturelle
La légitimité du musée à parler de sujets autochtones est mise en question. Qui mieux que les personnes concernées peut prétendre à la transmission de leur propre culture ? Les partenariats entre musées et communautés reconnaissent cette légitimité, mais naviguent entre le besoin des communautés de s'exprimer et les attentes d'un public occidental habitué au partage global de savoirs. En réalité, trop partager au public reviendrait à désacraliser sa propre culture et la transmettre au risque d’une instrumentalisation faite par le musée. Cette tension se manifeste dans des exemples comme celui du musée Te Papa Tongarewa en Nouvelle-Zélande lorsque l’espace sacré maori Rongomaraeroa (il s’agit d’un marae[3] en maori de Nouvelle-Zélande) ouvre en 2014. Cet espace annexe du musée construit sur la base d’un véritable marae (maison d’accueil sacré), offre aux visiteurs une expérience immersive dans la culture maorie qui permet de mieux comprendre les coutumes en assistant à des rituels. Mais la culture maorie finit par ne plus leur appartenir dès lors que l’espace est mobilisé par des non maoris. De plus, la langue parlée dans un marae traditionnel est le maori. Or, au sein du Te Marae, c’est l’anglais qui prime. Finalement, on pourrait se demander si les communautés ont toujours un pouvoir sur leur propre culture au musée, puisque celui-ci dénature leurs traditions même lorsqu’un partage de la parole est instauré dans le discours. Les maoris ont une approche muséale qui diffère de celle que l’on connaît en occident. Ils estiment que partager au grand public des rituels et des savoirs ancestraux, c’est retirer l’aspect sacré des traditions que les communautés tentent de perpétuer. Raison pour laquelle ce marae subit de nombreux boycotts de la part des communautés autochtones. Cet exemple souligne bien le défi de concilier la reconnaissance et le partage de son histoire autochtone au besoin de préserver ses savoirs dans un cadre communautaire privé.
Visiteurs dans le Rongomaraeroa, 2019 © Johnny Hendrikus. Te Papa
Le pouvoir d’agir sur les collections
Si le partage de la parole et la co-construction du discours est possible au musée, l’est-il aussi avec les objets ? La manière dont les objets sont valorisés dans le parcours muséal varie considérablement. Deux extrêmes se distinguent : l’une esthétisante, comme au Musée du Quai Branly, qui ne résulte pas de collaboration avec les communautés. Et l’autre entièrement autochtone, comme en témoigne la Maison de la culture innue à Longue-Pointe-de-Mingan (Québec) ouverte en 2015 ou celle du Musée Shaputuan ouvert en 1998. Ces deux musées communautaires proposent une pédagogie par des dioramas. Les espaces d’expositions présentent non pas des objets sacrés, mais plutôt le mode de vie nomade des Inuits et les traditions relatives au territoire dans lequel sont installés les deux musées. Ils tiennent véritablement à ce que l’approche muséale soit 100% autochtone, et ce, jusque dans la langue des textes d’expositions et le choix des scénographes et designers. La co-création avec les communautés permet en théorie aux autochtones de décider quels objets mettre en valeur, mais des désaccords subsistent quant à la sélection d’objets esthétiques plutôt que significatifs pour les communautés.
© 2023 Maison de la culture Innue
Le partage des pouvoirs s'étend à la conservation des objets exposés et des réserves. Le musée Te Papa Tongarewa est un des musées respectant au mieux ce partage des pouvoirs sur les objets en conférant aux autochtones une grande capacité d’action sur les collections et leur conservation. En acceptant le cadre conceptuel maori mana taonga, le musée reconnaît la valeur vivante et spirituelle des objets, ce qui vient bouleverser les pratiques de conservation préventive traditionnelles. Ainsi, ce sont les chants et les rituels pratiqués par des maoris qui permettent la conservation des objets. Le musée n’est en réalité que le gardien des collections. Ici, le pouvoir sur la préservation matérielle des objets est entièrement accordé aux communautés.
Autorité et défi d’une redistribution des pouvoirs au sein du musée
Depuis les années 1970, une volonté de renouveler le personnel muséal émerge, notamment dans les musées communautaires et autochtones. Des frictions persistent, mais des exemples tels que le National Museum of American Indian montrent une inversion partielle des rôles au sein du musée. La direction ainsi que les architectes sont issus de communautés autochtones. Le pouvoir hégémonique du musée ayant toujours été détenu par des personnes issues du groupe dominant, un renversement des rôles et de l’autorité s’opère ici. Et il se poursuit dans le champ des expositions temporaires lorsque Richard West, directeur du musée, affirme qu’un représentant des communautés sera nommé dans chaque commissariat.
Malgré les progrès, l'autorité hégémonique du musée demeure. La muséologie participative et la nouvelle muséologie ont ouvert la voie à une participation accrue des minorités, mais une véritable redistribution des pouvoirs reste difficile. Les musées communautaires émergent comme une alternative, offrant une autonomie totale aux communautés, bien que cela soulève des questions sur la portée de la diffusion culturelle puisque le musée conserve une autorité perçue comme scientifique.
L’institution muséale possède encore aujourd’hui le pouvoir de visibiliser une cause. Même si les minorités participent à l’élaboration des expositions ou occupent des postes au musée, une hiérarchie des savoirs entre l’institution et les communautés persiste. La presse et l’opinion publique voient le musée comme un lieu détenant le savoir scientifique. Cela se manifeste particulièrement dans la réception des expositions autochtones au Musée de la civilisation du Québec. L’approche autochtone est critiquée par les journalistes et les spécialistes en musée pour son manque de rigueur scientifique. Relents racistes envers les autochtones ? La presse estime que les communautés investissent trop le champ muséal au point d’occulter la parole des conservateurs d'ordinaire considérée comme scientifique.
La parole d’un musée a encore à ce jour plus de valeur qu’une revendication communautaire aux yeux du grand public. Les pouvoirs au musée se sont partagés. Néanmoins, l’institution muséale continue de faire autorité puisqu’elle donne l’opportunité aux communautés de s’exprimer. Le musée comme institution dispose toujours de son pouvoir de transmission ainsi que du pouvoir décisionnel final.
Vers de nouveaux modèles muséaux
Les défis persistent en raison de la nature hégémonique du modèle muséal occidental. Ce modèle laisse peu de place aux minorités, à leurs langues et à leur culture. Il est vrai que la balance est difficile à trouver lorsqu’un musée souhaite produire pour le grand public tout en se plaçant dans les nouvelles tendances de la muséologie plus exigeante en matière d’inclusion. Mais, si inclure des sujets qui, de fait, ne pourront jamais se plier entièrement au modèle muséal traditionnel n’est pas possible, la solution serait peut-être d’investir un autre type muséal que le modèle dominant, plus adapté à certains sujets. Une alternative émerge avec les musées communautaires, tels que la Maison de la culture innue. Les communautés ne sont plus tenues sous l’autorité d’une institution muséale. Elles exposent ce qu’elles souhaitent et comment elles le souhaitent. En revanche, le public visé n’est pas le grand public, ce qui remet en question la diffusion de la culture à tous. Toute personne non autochtone n’est qu’un invité et n’aura probablement pas accès à toutes les cérémonies et rituels que proposent le centre.
En somme, le partage des pouvoirs au musée, bien que possible dans la forme, demeure complexe dans la pratique. Malgré les avancées vers une participation communautaire qui évolue positivement, le musée conserve l'autorité institutionnelle, des pouvoirs importants sur le discours et les objets. Trouver un équilibre parfait reste un défi, mais les musées communautaires offrent une voie prometteuse pour rééquilibrer le dialogue entre institutions et communautés.
Camille PARIS
Pour approfondir la question des violences vécues dans les pensionnats au Canada :
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[1] Conservateur, artiste et auteur autochtone originaire de la Siksika Nation dans la province canadienne de Saskatchewan. Il a joué un rôle important dans le domaine des arts autochtones, notamment en tant que conservateur en chef au Musée canadien de l'histoire, ainsi qu’au Musée des beaux-arts de l'Ontario. ↩
[2] Entre 1830 et la fin des années 1990, des pensionnats autochtones financés par le gouvernement canadien ont été créés dans le cadre de politiques assimilationnistes. Les violences infligées aux enfants autochtones étaient systématiques : abus physiques, sexuels et culturels. Ces traumatismes ont laissé des séquelles profondes au sein des communautés autochtones, suscitant des appels à la vérité, à la réconciliation et à la justice. ↩
[3] Un marae représente un espace dégagé considéré comme sacré, utilisé dans les cultures polynésiennes pour des activités sociales, des cérémonies religieuses et politiques, telles que l'intronisation des chefs, les repas cérémoniels, les rituels religieux, etc. Chez les Maoris de Nouvelle-Zélande, le terme marae fait référence à un espace qui fait face au wharenui, également appelé la "maison d'accueil". ↩