Restitution de la journée professionnelle organisée par les Neufs de Transilie - Prendre soin : la place du care dans les écomusées et les musées de société.

Cour intérieure du musée d’art et d’histoire Paul Eluard, ancien carmel © É.V.

 

Mardi 14 octobre 2025, chapelle du musée d’art et d’histoire Paul Eluard (Saint-Denis).

Dans cette salle aux airs de cathédrale, les micros des intervenantes réverbèrent chaque parole sur les murs et montent jusque dans la coupole qui surplombe l’assemblée attentive. Difficile tâche de passer une journée à parler d’accessibilité et confort dans une salle gelée, mais réchauffées par une veste et un foulard, chacune a son carnet et crayon, prête à noter chaque notion clef et exemple pertinent. L’odeur du café brûlant et des croissants emplit l’air alors que commencent les premières interventions : d’abord M. Yannick Caillet, adjoint à la culture et patrimoine de la ville de Saint-Denis puis Mme Inès Mollard, du ministère de la Culture, remercient les présentes à tours de bras et de chiffres. Leurs propos rappellent les fondations juridiques sur lesquelles reposent les politiques culturelles : la loi 2002-5 du 4 janvier 2002, qui institue le label « Musée de France » et inscrit au cœur de la loi la notion d'accessibilité au public le plus large et d'égal accès de tous à la culture. Mais aussi celle de la loi du 11 février 2005 qui impose que les établissements recevant du public (ERP) doivent être accessibles à tous les types de handicap. Depuis les années 2000, ces textes traduisent une ambition politique claire : replacer le public au cœur du musée, non plus seulement les œuvres. Pourtant, comme le souligne Mme Stéphanie Magalhaes, présidente des Neufs de Transilie, les musées de société et les écomusées, par leurs ancrages locaux et leurs valeurs partagées, s’écartent des cadres strictement normatifs, ils s’affirment dès leur création dans une éthique du soin à l’autre.

Après ce temps d’introduction et un premier café, il faut maintenant prendre un temps pour définir les termes, choisir les bons mots et écarter ceux trop chargés de connotations. Un exercice que réussit brillamment M. Guirec Zéo, conférencier indépendant sur les perspectives du care dans le secteur muséal et patrimonial. Son intervention donne le ton pour le reste de la journée mais aussi les œufs sur lesquels il faut oser marcher lorsque le vocabulaire ne suffit pas à exprimer toutes les thématiques qu’on souhaite aborder, aussi complexes qu’elles puissent être. Un exemple frappant est celui de la « bienveillance », qui vient souvent « d’en haut » : on est bienveillant envers quelqu’un, rarement avec quelqu’un. Cette tournure hiérarchique peut sous-entendre un rapport de pouvoir, entre celui qui détient le savoir, la norme ou la ressource, et celui qui en bénéficie. Alors, un musée « bienveillant envers ses publics » risque d’adopter une posture condescendante, comme s’il « faisait une faveur » en ouvrant ses portes ou en adaptant son discours. Au contraire, le care, cherche la réciprocité : il ne s’agit pas de « faire pour » mais de « faire avec ». Il faut également souligner le revers possible de la médaille : dans cette attention à l'autre que prône le care, réside aussi un risque d’altérisation. À force de vouloir protéger, on peut enfermer. À force de vouloir prendre soin, on peut malgré soi figer l’autre dans une identité supposée, celle de la personne à aider, à accompagner, à ménager. C’est une ligne de crête délicate : nommer la différence sans l’assigner, reconnaître un besoin sans réduire quelqu’un à ce besoin. Enfin un rappel indispensable, qui résonne parfaitement dans la salle comme une évidence trop souvent oubliée : le care est, dans son essence, une idéologie féministe. Une éthique née des gestes invisibles, des tâches silencieuses, des attentions quotidiennes que les femmes portent depuis des générations. Elles sont celles qui, souvent, ont ouvert la voie à ces projets d’inclusivité, à ces espaces plus attentifs, plus humains.

Ainsi, dès les premières minutes de la journée, la complexité est posée : le care n’est pas une simple posture généreuse, mais un engagement politique, éthique, sensible, où chaque action révèle la place que l’on donne à l’autre et la manière dont on choisit de faire société.

Des rayons de soleil viennent réchauffer la salle lorsque s’installe la première table ronde avec une question brûlante : « Le musée peut-il être un lieu de soin ? » La réponse simple : non. Non, car les musées ne soignent pas au sens médical. En revanche, les écomusées et musées de société, eux, se tournent moins vers leurs collections que vers les territoires qu’ils habitent et les publics qui les traversent. Leur vocation n’est pas seulement de conserver, mais de relier : relier les vivants à leurs histoires, les habitants à leur mémoire, les gestes à leurs racines. N’est-ce pas déjà une première forme de soin ? Alors, comment faire dialoguer culture et santé ? Plusieurs expériences en témoignent.

La première, nous emmène au cœur du projet « L’Odyssée marine », une co-construction sur le temps long (2022-2025) entre le musée national de la Marine (Paris) et l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP, hôpital Charles-Foix, Ivry-sur-Seine). Dans cette expérience, le musée devient un outil pour sortir du cadre médical, un espace où les patients peuvent redevenir visiteurs, explorateurs. L’hôpital, lui, devient une ressource pour le musée, une source d’inspiration pour repenser l’accueil, le rythme, la parole. Des immersions, des ateliers de co-construction, des tests grandeur nature : soignants, patients et médiateurs se sont accordés peu à peu sur la manière d’habiter la visite. Ainsi, au fil des rencontres, s’est tissé un parcours « temps calme » au cœur des collections impressionnantes du musées. Cet exemple prend encore plus de relief grâce à l’échange de trois membres étroitement impliqués dans le projet : Mme Mathilde Teissier, médiatrice culturelle et référente accessibilité du musée national de la Marine, Mme Juliette Carvunis, cheffe du service culture et mieux-être à l’AP-HP, ainsi que M. Jordan Vigneron, enseignant en activités physiques adaptées et santé, à l’hôpital Charles-Foix. Leurs paroles résonnent d’une même conviction : « soigner » n’est pas seulement un acte médical ou technique. C’est aussi s’occuper du bien-être de quelqu’un, s’occuper de ce qui dépasse la pathologie. Dans cette perspective, le musée est un outil de respiration, un espace de déconnexion, où les patients peuvent s’échapper un instant de la réalité de leur maladie.

L’exemple suivant se déroule au musée d’Art et d’Histoire Paul Éluard (Saint-Denis), lieu hôte de cette journée d’étude. Le projet scientifique et culturel récemment validé réaffirme l’héritage militant du musée, sans oublier la mémoire spirituelle du carmel qui l’abrite, qui fut un espace de vie pour les Carmélites qui arpentaient les couloirs du lieu dès 1625. Ce double héritage invite à repenser le vivre-ensemble et la place du participatif : comment faire d’un musée un espace réellement utile à ses habitants ? C’est de cette réflexion qu’est né le projet « Bien-être des femmes », mené avec des associations locales d’accompagnement. Le but : offrir un lieu d’accueil et de sécurité pour les femmes de la ville en situation de fragilité. Malgré les contraintes d’un bâtiment ancien et difficile d’accès, l’équipe a choisi d’ouvrir ses portes [1] : des séances de yoga et de sophrologie, des ateliers sensoriels pour redécouvrir les collections par le corps, et la création de mélanges à base d’huiles essentielles, inspirée de l’ancien jardin médicinal du carmel. En deux ans, 235 femmes ont été accueillies, le musée devient alors un refuge, un espace de confiance.

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Intérieur de la chapelle des Carmélites, tribunal d’instance de 1895 à 1993. Installation de la journée professionnelle. © É.V.

Avant de s’accorder une pause repas, la matinée se prolonge par une expérience du projet mentionné : trois sophrologues invitent les participantes de la journée à arpenter le musée silencieux. En petits groupes, chacune s’installe dans la lumière douce de midi, entourées de pierres et d’histoires. Le silence s’épaissit, habité par la respiration collective. Se tourner vers soi, ici, c’est aussi se tourner vers ce qui nous relie : comment s’ancrer dans le présent au milieu de tant de passés ? Comment respirer, dans un lieu qui garde la mémoire de tant d’autres souffles ?

Après trois longues inspirations et expirations, voilà déjà l’heure de la seconde table ronde et d’un deuxième café pour tenir la digestion et la curiosité éveillée. Venues des quatre coins de la France, les professionnelles racontent : expériences sensibles et touchantes, parfois éprouvantes, souvent enrichissantes, autant de façons d’incarner la logique du « faire avec », si chère aux écomusées et musée de société, où l’on construit ensemble, dans l’écoute et la présence.

Cette fois, c’est Mme Aurélie Prévost, responsable de la médiation culturelle et de la communication du musée de l’AP-HP, qui prend la parole. Créé en 1934, ce musée d’institution et de société retrace l’histoire de la santé et du soin dans la région parisienne. Ses 13.000 objets, témoignent de l’évolution du regard porté sur la maladie, le corps et la solidarité. Depuis 2012, le musée n’a plus de lieu d’exposition permanent. C’est dans ce cadre qu’est né un partenariat avec l’Unité de Rééducation des Troubles du Langage et de l’Apprentissage (URTLA) de l’hôpital Bicêtre. Pendant cinq séances, les classes de sept enfants de 8 à 12 ans ont pu découvrir les réserves du musée, explorer des expositions temporaires hors-les-murs, réaliser des ateliers créatifs, réécrire des cartels et enfin restituer leur réalisation devant leurs proches et les soignants. Il y a dans ce projet une volonté d’adaptabilité à tous les élèves présents, de valoriser leur parole et leur sens de déduction afin de reprendre confiance en leurs capacités.

La parole passe ensuite à Mme Fanny Roilette, attachée de conservation du patrimoine et directrice du musée des Manufactures de Dentelles de Retournac en Haute-Loire. Installé dans une ancienne manufacture active de 1913 à 1997 et ouvert au public depuis 2007, le musée raconte l’histoire d’un savoir-faire local : la dentelle aux fuseaux. En 2022, le musée a porté le projet « Rosea », une initiative mêlant culture, santé et solidarité. Le projet comportait une exposition de photographies de femmes atteintes d’un cancer du sein, la création et vente de rubans en dentelle au profit de la Ligue contre le cancer, des ateliers de couture (coussins-cœur et Lovely Bags[2] ), ainsi qu’une conférence autour des liens entre nutrition et cancer. Dans ce lieu où les fils s’entrelaçaient, la dentelle devient métaphore : la précision d’un geste, la patience d’un tissage, la force tranquille d’une communauté solidaire.

Puis vient Mme Barbara Laigle, du musée de la Céramique - Centre de création, à Ger, au cœur du bocage normand. Installé sur un ancien site de production, le musée célèbre la poterie de grès traditionnelle tout en accueillant des formes contemporaines et participatives. Ici, l’argile devient langage commun, matière de transmission entre générations, milieux et vécus. Le musée accueille des publics éloignés des institutions culturelles, personnes en situation de handicap, aînés en EHPAD, familles accompagnées par le champ social, femmes précaires, adolescents en rupture scolaire. Les ateliers sont co-construits avec des professionnels médico-sociaux, autour d’un principe simple : prendre soin par la matière. Les projets d’œuvres communes, parents-enfants, jeunes-aînés, invitent à recréer des liens, à partager des souvenirs heureux. Les ateliers cosmétiques à base d’argile, écologiques et faciles à refaire chez soi, rappellent que le soin peut aussi être un temps d’échange et de répit. Ici, le savoir-faire devient une éthique de la relation, une façon de redonner place, valeur et beauté à chacun.

Enfin, Mme Claire Laurenzio, médiatrice culturelle du Museon Arlaten, à Arles, partage un dernier exemple. Ce musée d’ethnographie, fondé en 1896, interroge le territoire, les identités et la mémoire provençale. Le projet présenté, mené à l’automne-hiver 2023-2024 en partenariat avec l’association La Collective et l’artiste Hélène Riff, interroge : « Quelles transmissions se réalisent entre femmes, d’une génération à l’autre, d’un récit à l’autre ? » Quinze participantes ont partagé huit séances de rencontres et de création, au musée et hors-les-murs. Elles ont choisi la broderie comme mode d’expression, détournant cette technique traditionnelle en un geste subversif, pour dire leur place, leurs mémoires, leurs luttes. Le musée devient un espace de parole, un atelier d’émancipation où l’on recoud son histoire et celle des autres. À travers le fil, les femmes inscrivent leurs voix dans le tissu du territoire : elles prennent fierté et valeur dans leur récit de vie. 

Une question finit par éclore au milieu de l’assemblée : tous ces projets, aussi justes, aussi attentifs soient-ils, ne risquent-ils pas de séparer davantage les publics, de créer des cercles clos plutôt que des lieux partagés ? Qu’en est-il du « faire ensemble », du mélange des expériences et des rencontres ? Nos quatre intervenantes se regardent, leur réponse est nuancée : tout dépend du besoin du public. Certains ont soif de lien, d’autres de retrait. Pour certains, la présence de l’autre effraie ; pour d’autres, elle soigne. L’intimité n’est pas toujours un enfermement : elle peut être un premier pas vers la confiance, un temps de respiration avant de retrouver le monde. Elles rappellent aussi, avec sincérité, que ces projets ne laissent pas indemnes celles qui les portent. Ces médiations sont des traversées d’émotions, des rencontres parfois bouleversantes. Elles demandent un temps pour soi, avant et après, pour laisser retomber les échos et reprendre souffle.

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Une table-ronde de la journée professionnelle © É. V.

Mais déjà, le soleil s’incline derrière les vitraux de la salle, avec lui vient le temps des questions plus rugueuses, des doutes et des limites. Car si le care éclaire, il peut aussi hésiter. On évoque alors d’autres horizons, plus lointains : la Suisse, les Yvelines… Des projets y ont connu des obstacles, des lenteurs, des incompréhensions. C’est notamment le cas des « ordonnances muséales », ces initiatives où le soin et la culture cherchent à dialoguer, sans toujours trouver le ton juste ou le cadre adapté. M. Guirec Zéo reprend place pour modérer l’échange, entre M. Pierre-Marie Vautier, des Yvelines, et Mme Marianne de Reynier Nevsky, de Neuchâtel. Deux territoires, deux contextes, mais une même ambition : faire dialoguer culture et santé. Dans les Yvelines, le programme « Solimusées » marque une semaine entière de sensibilisation au handicap. Un spectacle ouvre l’espace des émotions, ainsi que la distribution de carnets de chéquiers de prescriptions muséales, petites invitations à pousser la porte d’un musée comme on prend une bouffée d’air. Mais les limites s’imposent vite, le dispositif veut rester simple, lisible et pourtant : 170 carnets distribués, très peu utilisés. Ce décalage interroge. Peut-être faut-il aussi accompagner les professionnels de santé, donner du sens à l’outil, le légitimer dans leurs pratiques ? Car les collectivités, soumises aux impératifs de résultats, veulent des retours concrets. La culture n’étant pas une « compétence » obligatoire, elle doit sans cesse prouver sa valeur pour survivre dans les budgets.

À Neuchâtel, l’histoire se répète, sous une autre lumière. Après le Covid, des fonds cantonaux permettent le lancement des ordonnances muséales[3], mises en place en février 2025. Mais là encore, le constat tombe comme un souffle court : sur 500 chèques distribués, seuls 5 reviennent au musée. Une hypothèse traverse la salle : la crainte d’être nommé, étiqueté « malade » au moment même où l’on tend le chèque à l’accueil[4]. La peur de voir son intimité devenir visible. Car si le musée peut apaiser, l’entrée en dit parfois trop sur celui qui la franchit. Ces projets inachevés, ces élans freinés, laissent une impression douce-amère. Ils rappellent pourtant une évidence essentielle : la santé n’est jamais l’affaire d’un seul corps, mais d’une communauté entière. Et peut-être est-ce là la leçon de ces expériences hésitantes : que pour faire du musée un espace de soin, même symbolique, il ne suffit pas de prescrire une visite. Il faut tisser de la confiance et réapprendre ensemble à habiter un lieu, non comme malade, non comme public fragile, mais comme individu singulier.

La journée s’achève dans de chaleureux applaudissements alors que le soleil a presque disparu. Le care continue de prendre place même une fois les portes du musée refermées.

 

Éléa Vanderstock

[1]Des séances d’art thérapie ont été proposées par le Musée des Beaux-Arts de Montréal (MBAM, Canada) dès les années 2010 : https://formation-exposition-musee.fr/l-art-de-muser/2591-prescriptions-museales-vers-le-soin

[2]Le lovely bag est cousu par des femmes pour soutenir d'autres femmes qui font face à une chirurgie à la suite d'un cancer du sein. Il permet de mettre les drains (longs tubes qui relient la zone opérée à des bouteilles pour évacuer les sécrétions, les drains sont présents après une ablation de la poitrine).

[3]Le MBAM fut également précurseur dans cette pratique, dès 2018.

[4]A propos des ordonnances muséales à Neuchâtel (Suisse) : https://www.plateforme-mediation-museale.fr/mediations/les-ordonnances-museales-l-art-au-service-du-bien-etre

 

#LeMuséequiSoigne #SociétéduCare #CaringMuseum #Muséothérapie

 

Pour en savoir plus :
Restitution prochaine de la journée professionnelle : http://lesneufsdetransilie.fr/
Guirec Zéo, « Pratiquer le care au musée », La Lettre de l’OCIM [En ligne], 207 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/ocim/6040

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